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LES ADORATEURS,

même montra du génie dans les détails, bon poëte latin, s'il en peut être parmi les modernes, mais très-peu philosophe, et ne connaissant malheureusement que les absurdes systèmes de Descartes, s'avisa d'écrire un poème contre Lucrèce [1] ; mais, bien moins poète que ce Romain, il fut aussi mauvais physicien que lui : il ne fit qu'opposer erreurs à erreurs dans son ouvrage sec et décharné, qu'on loua beaucoup, et qu'on ne peut lire.

Il rapporte dans son poème des exemples incroyables de la sagacité des animaux, qui prouveraient une intelligence égale pour le moins à celle que la nature nous a donnée. Il met en vers, par exemple, au sixième chant, un conte qu'il avait souvent fait à la cour de France, à son retour de Pologne, et dont on s'était fort moqué. Il dit qu'un milan ayant un jour attaqué un aigle, il lui arracha une plume ; que l'aigle, quelque temps après, le dépluma tout entier, et dédaigna de lui ôter la vie. Le milan, poursuit-il, médita sa vengeance pendant tout le temps que ses plumes revinrent. Enfin il trouva sur un vieux pont une ouverture par laquelle il pouvait passer son corps à toute force, mais qui devait être impraticable pour l'aigle, plus gros que lui. Quand il se fut essayé à plusieurs reprises, il va défier son ennemi dans les airs ; il le trouve à point nommé : le combat s'engage ; le milan, par une retraite habile, plonge dans le trou et passe à travers ; l'aigle le poursuit avec rapidité ; la tête et le cou passent aisément, le reste du corps ne peut suivre. Il se débat pour se dégager : tandis qu'il s'épuise en efforts, le milan revole sur lui, à son aise, le déplume comme il avait été déplumé, et lui donne généreusement la vie comme l'aigle la lui avait donnée ; mais il le laisse en proie aux moqueries de tous les palatins de Pologne, témoins de ce beau combat.

Il n'y a dans les Stratagèmes de Frontin aucune ruse de guerre qui approche de celle-ci, et Scipion l'Africain ne fut jamais si magnanime. On s'attend que le cardinal de Polignac va conclure que ce milan avait une très-belle âme ; point du tout : il conclut que c'est un automate sans esprit et sans aucune sensation.

C'est ainsi que le fils du grand Racine, qui hérita de son père le talent de la versification, se fait, dans une épître [2], les objections les plus fortes qui prouvent du raisonnement dans les bêtes ; et il n'y répond qu'en assurant sans raisonner qu'elles sont de pures machines.

  1. Anti-Lucretius, sive de Deo et Natura, libri IX, publié en 1745, c'est-à-dire après la mort de l'auteur (1741). Voltaire avait connu ce cardinal diplomate.
  2. Première épitre sur l'âme des bêtes ; voyez la note 4, tome XXII, page 377.