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LES ADORATEURS,

quels sont attachés des sentiments tous étrangers les uns aux autres : le tact, répandu dans toutes les parties du corps, mais plus sensible dans les mains ; l'ouïe, que plusieurs animaux, nos confrères, ont incomparablement plus fine que nous, mais qui nous donne sur eux un avantage dont ils ne sont que très-grossièrement susceptibles, c'est celui de la musique : nous entendons des accords, où presque tous les animaux n'entendent que des sons ; l'harmonie n'est faite que pour nous, et si les rossignols ont la voix plus légère, nous l'avons beaucoup plus étendue et plus variée.

La vue de l'homme est moins perçante que celle de tous les oiseaux de proie, moins pénétrante que celle de tous les insectes, auxquels il est donné de voir un univers en petit qui nous échappe ; mais, placés entre l'aigle et la mouche, nous devons être contents de nos yeux : c'est un tact qui se prolonge jusqu'aux étoiles. Nous voyons par un seul trou le quart du ciel : cette propriété est assez avantageuse.

Le goût est aussi un don fait par la nature à tous les êtres vivants. Il est bien difficile de deviner quelle espèce est la plus gourmande et a le goût le plus délicat : on dit qu'il n'en faut pas disputer ; mais il faut convenir que sans le goût aucun animal ne penserait à se nourrir ; rien ne serait plus insupportable que de manger et de boire, si Dieu n'avait attaché à cette action autant de plaisir que de besoin. Le plaisir vient manifestement de Dieu. Cette vérité est si palpable qu'il est impossible de se donner, d'imaginer même une sensation agréable qui ne soit pas dans les organes que nous possédons, et que nous n'ayons pas éprouvée.

Le sixième sens, le plus exquis de tous, donné à tout le genre animal, est celui qui unit si délicieusement les deux sexes, celui dont le seul désir surpasse toutes les autres voluptés ; celui qui, par ses seuls avant-goûts, est un plaisir ineffable. Les autres sens se bornent à la satisfaction de l'individu qui les possède ; mais le sens de l'amour enivre à la fois deux êtres pensants, et en fait naître un troisième. Quel adorable mystère ! la jouissance devient une création. Aussi le comte de Rochester a dit que le plaisir de l'amour suffirait à faire bénir Dieu dans un pays d'athées ; aussi le grand Mahomet a promis l'amour pour récompense à ses braves guerriers. Il n'a pas eu l'absurde impertinence d'imaginer qu'on ressusciterait avec ses organes sans faire usage de ses organes : il a choisi le plus noble, le plus exquis de tous, pour être éternellement le prix du courage et de la vertu.