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CHAPITRE XXVII.

moire des choses ne se perde pas. Bâtissez un vaisseau, entrez-y avec vos parents et vos amis, faites-y entrer des oiseaux et des quadrupèdes, mettez-y des provisions ; et quand on vous demandera où vous voulez aller avec votre vaisseau, répondez : « Vers les dieux, pour les prier de favoriser le genre humain. »

[1]Xissuter ne manqua pas de bâtir son vaisseau, qui était large de deux stades et long de cinq, c’est-à-dire que sa largeur était de deux cent cinquante pas géométriques, et sa longueur de six cent vint-cinq. Ce vaisseau, qui devait aller sur la mer Noire, était mauvais voilier. Le déluge vint. Lorsque le déluge eut cessé, Xissuter lâcha quelques-uns de ses oiseaux, qui, ne trouvant point à manger, revinrent au vaisseau. Quelques jours après, il lâcha encore ses oiseaux, qui revinrent avec de la boue aux pattes. Enfin ils ne revinrent plus. Xissuter en fit autant ; il sortit de son vaisseau, qui était perché sur une montagne d’Arménie, et on ne le revit plus : les dieux l’enlevèrent.

C’est là l’unique fondement de la fable qui a tant couru, que l’arche de Noé s’était arrêtée sur une montagne d’Arménie, et qu’on en voit encore des restes.

Quelques lecteurs penseront peut-être que l’histoire de Noé est la copie de la fable de Xissuter. Ils diront[2] que, si les petits peuples copient toujours les grands; si les Chaldéens et tous les peuples voisins sont incontestablement plus anciens que les Juifs, si ces Juifs sont en effet si nouveaux, il est probable encore qu’ils ont imité leurs voisins en tout, excepté dans les sciences et dans les beaux-arts, où ce peuple grossier ne put jamais atteindre. Pour nous, encore une fois, nous nous bornons à respecter la Bible.

Les incrédules allèguent qu’il est très-vraisemblable que le Pont-Euxin franchit autrefois ses bornes, et inonda une partie de l’ancienne Arménie. La mer Égée peut en avoir fait autant en Grèce ; la mer Atlantique peut avoir englouti une grande île. Les Juifs, qui en auront entendu parler confusément, se seront approprié cet événement, ils auront inventé Noé. Il est incontestable, ajoutent-ils, qu’il n’y eut jamais de Noé : car si un tel personnage avait existé, il aurait été regardé par toutes les nations comme le restaurateur et le père du genre humain. Il eût été impossible que la mémoire s’en fût perdue. Noé aurait été le premier mot que toute la race humaine eût prononcé. Cette fable

  1. Cet alinéa a été reproduit dans le XIe des Dialogues d’Évhémère.
  2. Voyez tome XXVI, page 203, et ci-dessus, page 185.