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VIE DE MOÏSE.

Il se pouvait très-bien faire que les Juifs ayant parlé si longtemps de leur Moïse à tous leurs voisins, le bruit en fût venu à la fin à quelques écrivains d’Égypte, et de là aux Grecs et aux Romains. Strabon, Diodore, et Tacite, n’en disent que très-peu de mots ; encore sont-ils vagues, très-confus, très-contraires à tout ce que les Juifs ont écrit. Ce ne sont pas là des témoignages. Si quelque auteur français s’avisait de faire mention aujourd’hui de notre Merlin, cela ne prouverait pas que Merlin passa sa vie à faire des prodiges.

Chaque nation a voulu avoir des fondateurs, des législateurs illustres ; nos voisins les Français ont imaginé un Francus, qu’ils ont dit fils d’Hector. Les Suédois sont bien sûrs que Magog, fils de Japhet, leur donna des lois immédiatement après le déluge. Un autre fils de Japhet, nommé Tubal, fut le législateur de l’Espagne. Josèphe l’appelle Thobel, ce qui doit augmenter encore notre respect pour la véracité de cet historien juif.

Toutes les nations de l’antiquité se forgèrent des origines encore plus extravagantes. Cette passion de surpasser ses voisins en chimères alla si loin que les peuples de la Mésopotamie se vantaient d’avoir eu pour législateur le poisson Oannès, qui sortait de l’Euphrate deux fois par jour pour venir les prêcher.

Moïse pourrait bien être un législateur aussi fantastique que ce poisson. Un homme qui change sa baguette en serpent, et le serpent en baguette, qui change l’eau en sang, et le sang en eau, qui passe la mer à pied sec avec trois millions d’hommes, un homme enfin dans les prétendus écrits duquel une ânesse parle, vaut bien un poisson qui prêche.

Ce sont là les raisons sur lesquelles se fondent ceux qui doutent que Moïse ait existé. Mais on leur fait une réponse qui semble être aussi forte, peut-être, que leurs objections : c’est que les ennemis des Juifs n’en ont jamais douté.


CHAPITRE XXIV.
D’une vie de Moïse très-curieuse, écrite par les juifs après la captivité[1].


Les Juifs avaient une telle passion pour le merveilleux que, lorsque leurs vainqueurs leur permirent de retourner à Jéru-

  1. Voyez, dans la Bible enfin expliquée, la septième des notes de Voltaire sur l’Exode.