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DES PHÉNICIENS ET DE SANCHONIATHON.

villes opulentes. Mais il fallait bien que la Syrie, la Chaldée, la Perse, fussent des États déjà très-considérables avant que les Phéniciens eussent essayé de la navigation : car pourquoi auraient-ils entrepris des voyages si hasardeux, s’ils n’avaient pas eu des voisins riches auxquels ils vendaient les productions des terres éloignées ? Cependant les Tyriens avaient un temple dans lequel Hérodote entra, et qu’il dit avoir deux mille trois cents ans d’antiquité ; ainsi il avait été bâti environ deux mille huit cents ans avant notre ère vulgaire ; ainsi, par ce calcul, le temple de Tyr subsista près de dix-huit cents ans avant celui de Salomon (en adoptant le calcul de la Vulgate).

Les Phéniciens, étant de si grands commerçants, cultivèrent nécessairement l’art de l’écriture ; ils tinrent des registres, ils eurent des archives, leur pays fut même appelé le pays des lettres. Il est prouvé qu’ils communiquèrent aux Grecs leur alphabet : et lorsque les Juifs vinrent s’établir très-longtemps après sur leurs confins, ces étrangers prirent leur alphabet et leur écriture. Vous trouvez même dans l’Histoire de Josué qu’il y avait sur la frontière de la Phénicie, dans la contrée nommée par les seuls Juifs Chanaan, une ville qu’on appelait la ville des lettres, la ville des livres, Cariath Sepher, qui fut prise et presque détruite par le brigand Othoniel, à qui le brigand Caleb, compagnon du brigand Josué, donna sa fille Oxa pour récompense[1].

Un des plus curieux monuments de l’antiquité est sans doute l’histoire de Sanchoniathon le Phénicien, dont il nous reste des fragments précieux, conservés dans Eusèbe. Il est incontestable que cet auteur écrivit longtemps avant l’irruption des Hébreux dans le pays de Chanaan[2]. Une preuve sans réplique, c’est qu’il ne parle pas des Hébreux. S’ils étaient déjà venus chez les Chananéens, s’ils avaient mis à feu et à sang le pays de Sanchoniathon même, s’ils avaient exercé dans son voisinage des cruautés dont il n’y a guère d’exemples dans l’ancienne histoire, il est impossible que Sanchoniathon eût passé sous silence des événements auxquels il devait prendre le plus grand intérêt. S’il y avait eu un Moïse avant lui, il est bien certain qu’il n’aurait pas oublié ce Moïse et ces prodiges épouvantables opérés en Égypte. Il était donc évidemment antérieur au temps où l’on place Moïse. Il écrivit donc sa Cosmogonie longtemps avant que les Juifs eussent leur Genèse.

  1. Juges, chap. i, verset 11. (Note de Voltaire.)
  2. Cela, au contraire, est fort contesté. — Voyez Renan. Langues sémitiques.