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INDE, UN DIEU.

Quel lecteur sensé pourra maintenant observer sans étonnement que la religion chrétienne est uniquement fondée sur cette chute des anges, dont il n’est pas dit un seul mot dans l’Ancien Testament ? On attribue à Simon Barjone, surnommé Pierre, une lettre dans laquelle on lui fait dire que « Dieu n’a pas épargné les anges qui ont péché ; mais qu’il les a jetés dans le Tartare avec les câbles de l’enfer[1] ». On ne sait si, par anges pécheurs, l’auteur entend des grands de la terre, et si, par le mot de pécheurs, il peut entendre des esprits célestes révoltés contre Dieu. On est encore très-étonné que Simon Barjone, né en Galilée, connaisse le Tartare ; et qu’on traduise ainsi au hasard des choses si graves.

En un mot, ce n’est que dans quatre lignes attribuées à Simon Barjone qu’on trouve quelque faible idée de la chute des anges, de ce premier fondement de toute religion chrétienne.

On a conclu depuis que le capitaine de ces anges rebelles, devenus diables, était un nommé Lucifer. Et pourquoi ? Parce que l’étoile de Vénus, l’étoile du matin, s’appelait quelquefois en latin Lucifer, On a trouvé dans Isaïe une parabole contre le roi de Babylone, Isaïe lui-même appelle cette apostrophe parabole. Il donne à ce roi et à ses exacteurs le titre de verge de fer, de bâton des impies. Il dit que les cèdres et les sapins se réjouissent de la mort de ce roi ; il dit que les géants lui ont fait compliment quand il est venu en enfer. « Comment es-tu tombé du ciel, dit-il[2], toi qui semblais l’étoile de Vénus, et qui te levais le matin ? comment es-tu tombé par terre, toi qui frappais les nations ? etc. »

Il a plu aux traducteurs de rendre ainsi ce passage : Comment es-tu tombé du ciel, Lucifer ? Les commentateurs n’ont pas manqué d’en conclure que ce discours est adressé au diable ; que le diable est Lucifer ; que c’est lui qui s’était révolté contre Dieu ; que c’est lui qui est en enfer pour jamais ; que, pour avoir des compagnons, il persuada à Ève de manger du fruit de la science du bien et du mal ; qu’il a damné ainsi le genre humain, et que toute l’économie de notre religion roule sur Lucifer. Ô grand pouvoir de l’équivoque !

L’allégorie des anges révoltés contre Dieu est originairement une parabole indienne, qui a eu cours longtemps après dans presque tout l’Occident, sous cent déguisements différents.

  1. Épître II, chap. ii, verset 4. (Note de Voltaire.)
  2. Chap. xiv, verset 12.