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COMMENTAIRE SUR MALEBRANCHE.


autre chose que des effets plus admirables de lois mathématiques plus subtiles ?

MÉCANIQUE DES SENS.

Vous expliquez par ces lois comment un animal se meut pour aller chercher sa nourriture : vous devez donc conjecturer qu’il y a une autre loi par laquelle il a l’idée de sa nourriture, sans quoi il n’irait pas la chercher.

Dieu a fait dépendre de la mécanique toutes les actions de l’animal : donc Dieu a fait dépendre de la mécanique les sensations qui causent ces actions.

Il y a dans l’organe de l’ouïe un artifice bien sensible : c’est une hélice à tours anfractueux, qui détermine les ondulations de l’air vers une coquille formée en entonnoir. L’air, pressé dans cet entonnoir, entre dans l’os pierreux, dans le labyrinthe, dans le vestibule, dans la petite conque nommée colimaçon ; il va frapper le tambour légèrement appuyé sur le marteau, l’enclume, et l’étrier, qui jouent légèrement en tirant ou en relâchant les fibres du tambour.

Cet artifice de tant d’organes, et de bien d’autres encore, porte les sons dans le cervelet ; il y fait entrer les accords de la musique sans les confondre ; il y introduit les mots qui sont les courriers des pensées, dont il reste quelquefois un souvenir qui dure autant que la vie.

Une industrie non moins merveilleuse lance dans vos yeux, sans les blesser, les traits de lumière réfléchis des objets : traits si déliés et si fins qu’il semble qu’il n’y ait rien entre eux et le néant ; traits si rapides qu’un clin d’œil n’approche pas de leur vitesse. Ils peignent dans la rétine les tableaux dont ils apportent les contours. Ils y tracent l’image nette du quart du ciel.

Voilà des instruments qui produisent évidemment des effets déterminés et très-différents, en agissant sur le principe des nerfs, de sorte qu’il est impossible d’entendre par l’organe de la vue, et de voir par celui de l’ouïe.

L’Auteur de la nature aura-t-il disposé avec un art si divin ces instruments merveilleux, aura-t-il mis des rapports si étonnants entre les yeux et la lumière, entre l’air et les oreilles, pour qu’il ait encore besoin d’accomplir son ouvrage par un autre secours ? La nature agit toujours par les voies les plus courtes : la longueur du procédé est une impuissance ; la multiplicité des secours est une faiblesse.