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ENTRETIENS CHINOIS.

N’ont-ils pas tous les mêmes sens, le même instinct d’amour-propre, le même instinct de bienveillance, le même instinct qui les fait vivre en société ? Comment se pourrait-il faire que l’Être suprême, qui nous a donné tout ce qui nous est convenable, nous eût refusé la seule chose essentielle ? N’est-ce pas une impiété de le croire ?

le jésuite.

C’est qu’il n’a fait ce présent qu’à ses favoris.

le mandarin.

Vous êtes donc son favori ?

le jésuite.

Je m’en flatte.

le mandarin.

Pour moi, je suis simplement son adorateur. Je vous renvoie à tous les peuples et à toutes les sectes de votre Europe, qui croient que vous êtes des réprouvés ; et tant que vous vous persécuterez les uns les autres, il ne sera pas prudent de vous écouter.

le jésuite.

Ah ! si jamais je retourne à Rome, que je me vengerai de tous ces impies qui empêchent nos progrès à la Chine !

le mandarin.

Faites mieux, pardonnez-leur. Vivons doucement tous ensemble, tant que vous serez ici ; secourons-nous mutuellement ; adorons tous l’Être suprême du fond de notre cœur. Quoique vous ayez plus de barbe que nous, le nez plus long, les yeux moins fendus, les joues plus rouges, les pieds plus gros, les oreilles plus petites, et l’esprit plus inquiet, cependant nous sommes tous frères.

le jésuite.

Tous frères ! et que deviendra mon titre de père ?

le mandarin.

Vous convenez tous qu’il faut aimer Dieu ?

le jésuite.

Pas tout à fait, mais je le permets.

le mandarin.

Qu’il faut être modéré, sobre, compatissant, équitable, bon maître, bon père de famille, bon citoyen ?

le jésuite.

Oui.

le mandarin.

Eh bien ! ne vous tourmentez plus tant ; je vous assure que vous êtes de ma religion.