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ENTRETIENS CHINOIS.

d’Européans qui venaient nous enseigner un système dans lequel ils n’étaient pas d’accord entre eux ? Ne voyez-vous pas que vous êtes les enfants perdus des puissances qui voudraient s’étendre dans tout l’univers ? Quel fanatisme, quelle fureur vous fait passer les mers pour venir aux extrémités de l’Orient nous étourdir par vos disputes, et fatiguer nos tribunaux de vos querelles ! Vous nous apportez votre pain et votre vin, et vous dites qu’il n’est permis qu’à vous de boire du vin : assurément cela n’est pas honnête et civil. Vous nous dites que nous serons damnés si nous ne mangeons de votre pain ; et puis, quand quelques-uns de nous ont eu la politesse d’en manger, vous leur dites que ce n’est pas du pain, que ce sont des membres d’un corps humain et du sang, et qu’ils seront damnés s’ils croient avoir mangé du pain que vous leur avez offert. Les lettrés chinois ont-ils pu penser autre chose de vous, sinon que vous étiez des fous qui aviez rompu vos chaînes, et qui couriez par le monde comme des échappés ? Du moins les Européans d’Angleterre, de Hollande, de Danemark, et de Suède, ne nous disent pas que du pain n’est pas du pain, et que du vin n’est pas du vin ; ne soyez pas surpris s’ils ont paru à la Chine et dans l’Inde plus raisonnables que vous. Cependant nous ne leur permettons pas de prêcher à Pékin ; et vous voulez qu’on vous le permette !

le jésuite.

Ne parlons point de ce mystère. Il est vrai que, dans notre Europe, le réformé, le protestant, le moliniste, le janséniste, l’anabaptiste, le méthodiste, le morave, le mennonite, l’anglican, le quaker, le piétiste, le coccéien, le voétien, le socinien, l’unitaire rigide, le millénaire, veulent chacun tirer à eux la vérité, qu’ils la mettent en pièces, et qu’on a bien de la peine à en rassembler les morceaux. Mais enfin nous nous accordons sur le fond des choses.

le mandarin.

Si vous preniez la peine d’examiner les opinions de chaque disputeur, vous verriez qu’ils ne sont de même avis sur aucun point. Vous savez combien nous fûmes scandalisés quand notre prince Olou-tsé[1], que vous avez séduit, nous dit que vous aviez deux lois, que ce qui avait été autrefois vrai et bon était devenu faux et mauvais. Tous nos tribunaux furent indignés : ils le se-

  1. Dans l’édition qui fait partie des Choses utiles et agréables, on lit Ourtchin. Il y a Ourlebert dans les éditions de Kehl. C’est d’après un errata manuscrit que j’ai, en 1818, mis Olou-tsé, version qui a été suivie depuis par presque tous les éditeurs. M. Clogenson, en 1825, a écrit Olou-Toé. (B.)