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ENTRETIENS CHINOIS.

c’est une des maximes incontestables de notre petit pays. Mais qu’est-il arrivé à ce grand empereur ? il est mort sans sacrements, il est damné à tout jamais. J’aime la paix, je vous l’apporte ; mais plût au ciel, pour le bien de vos âmes, que tout votre empire fût bouleversé, que tout nageât dans le sang, et que vous expirassiez tous jusqu’au dernier, confessés par des jésuites ! Car enfin, qu’est-ce qu’un royaume de sept cents lieues de long sur sept cents lieues de large réduit en cendres ? C’est une bagatelle. C’est l’affaire de quelques jours, de quelques mois, de quelques années tout au plus ; et il s’agit de la gloire éternelle que je vous souhaite.

le mandarin.

Grand merci de votre bonne volonté ! Mais, en vérité, vous devriez être content d’avoir fait massacrer plus de cent mille citoyens au Japon. Mettez des bornes à votre zèle. Je crois vos intentions bonnes ; mais quand vous aurez armé dans notre empire les mains des enfants contre les pères, des disciples contre les maîtres, et des peuples contre les rois, il sera certain que vous aurez commis un très-grand mal ; et il n’est pas absolument démontré que vous et moi soyons éternellement récompensés pour avoir détruit la plus ancienne nation qui soit sur la terre.

le jésuite.

Que votre nation soit la plus ancienne ou non, ce n’est pas ce dont il s’agit. Nous savons que, depuis près de cinq mille ans, votre empire est sagement gouverné ; mais vous avez trop de raison pour ne pas sentir qu’il faudrait, sans balancer, anéantir cet empire, s’il n’y avait que ce moyen de faire triompher la vérité. Çà, répondez-moi : je suppose qu’il n’y a d’autres ressources pour votre salut que de mettre le feu aux quatre coins de la Chine ; n’êtes-vous pas obligé en conscience de tout brûler ?

le mandarin.

Non, je vous jure ; je ne brûlerais pas une grange.

le jésuite.

Vous avez à la Chine d’étranges principes.

le mandarin.

Je trouve les vôtres terriblement incendiaires. J’ai bien ouï dire qu’en votre année 1604[1] quelques gens charitables voulurent en effet consumer en un moment par le feu toute la famille

    barbares à mesure qu’ils sont devenus puissants. Voyez La Mothe Le Vayer, Traité de la vertu des païens. (Note de Voltaire.)

  1. Voltaire, vers le commencement du chapitre clxxix de l’Essai sur les Mœurs, cite avec raison l’année 1605 comme véritable date de la conspiration des poudres ;