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ENTRETIENS CHINOIS.

à un culte simple, raisonnable et pur, envers l’Être suprême ? Ne faut-il pas aux peuples quelque chose de plus ? N’ont-ils pas besoin, je ne dis pas des fourberies de vos bonzes, mais de quelques illusions respectables ? N’est-il pas avantageux pour eux qu’ils soient pieusement trompés, je ne dis pas par vos bonzes, mais par des gens sages ? Une prédiction heureusement appliquée, un miracle adroitement opéré, n’ont-ils pas quelquefois produit beaucoup de bien ?

le mandarin.

Vous me paraissez faire tant de cas de la fourberie que peut-être je vous la pardonnerais si elle pouvait en effet être utile au genre humain. Mais je crois fermement qu’il n’y a aucun cas où le mensonge puisse servir la vérité.

le jésuite.

Cela est bien dur. Cependant je vous jure que nous avons fait parler en Italie et en Espagne plus d’une image de la Vierge avec un très-grand succès : les apparitions des saints, les possessions du malin, ont fait chez nous bien des conversions. Ce n’est pas comme chez vos bonzes.

le mandarin.

Chez vous, comme chez eux, la superstition n’a jamais fait que du mal. J’ai lu beaucoup de vos histoires ; je vois qu’on a toujours commis les plus grands attentats dans l’espérance d’une expiation aisée. La plupart de vos Européans ont ressemblé à un certain roi[1] d’une petite province de votre Occident, qui portait, dit-on, je ne sais quelle petite pagode à son bonnet, et qui lui demandait toujours permission de faire assassiner ou empoisonner ceux qui lui déplaisaient. Votre premier empereur chrétien[2] se souilla de parricides, comptant qu’il serait un jour purifié avec de l’eau. En vérité, le genre humain est bien à plaindre ; les passions portent les hommes aux crimes : s’il n’y a point d’expiation, ils tombent dans le désespoir et dans la fureur ; s’il y en a, ils commettent le crime impunément.

le jésuite.

Eh bien ! ne vaudrait-il pas mieux proposer des remèdes à ces malades frénétiques que de les laisser sans secours ?

le mandarin.

Oui ; et le meilleur remède est de réparer par une vie pure les injustices qu’on peut avoir commises. Adieu. Voici le temps

  1. Louis XI.
  2. Constantin, dit le Grand, qui ne se fit baptiser qu’au lit de mort.