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ENTRETIENS CHINOIS.

crient que son dieu Vitsnou s’est métamorphosé neuf fois pour venir converser avec les hommes, et que, malgré le petit nombre de ses incarnations, il est fort supérieur au dieu Sammonocodom, qui s’est incarné chez les Siamois jusqu’à cinq cent cinquante fois. Notre raïa, qui entend à droite et à gauche cent rêveries de cette espèce, n’a pas de peine à sentir combien une telle religion est impertinente ; mais son esprit, séduit par son cœur pervers, en conclut témérairement qu’il n’y a aucune religion : alors il s’abandonne à toutes les fureurs de son ambition aveugle ; il insulte ses voisins, il les dépouille ; les campagnes sont ravagées, les villes mises en cendres, les peuples égorgés. Les prédicateurs ne lui avaient jamais parlé contre le crime de la guerre ; au contraire, ils avaient fait en chaire le panégyrique des destructeurs nommés conquérants, et ils avaient même arrosé ses drapeaux en cérémonie de l’eau lustrale du Gange[1]. Le vol, le brigandage, tous les excès des plus monstrueuses débauches, toutes les barbaries des assassinats, sont commis alors sans scrupule ; la famine et la contagion achèvent de désoler cette terre abreuvée de sang. Et cependant les prédicateurs du voisinage prêchent tranquillement la controverse devant de bonnes vieilles femmes qui, au sortir du sermon, entoureraient leur prochain de fagots allumés si leur prochain soutenait que Sammonocodom s’est incarné cinq cent quarante-neuf fois, et non pas cinq cent cinquante.

J’ose dire que si ce raïa avait été infiniment persuadé de l’existence d’un Dieu infini, présent partout, infiniment juste, et qui doit par conséquent venger l’innocence opprimée, et punir un scélérat né pour le malheur du genre humain ; si ses courtisans avaient les mêmes principes, si tous les ministres de la religion avaient fait tonner dans son oreille ces importantes vérités, au lieu de parler des métamorphoses de Vitsnou, alors ce raïa aurait hésité à se rendre si coupable.

Il en est de même dans toutes les conditions ; j’en ai vu plus d’un triste exemple dans les pays étrangers et dans ma patrie.

le jésuite.

Ce que vous dites n’est que trop vrai, il faut en convenir, et j’en augure un bon succès pour l’objet de ma mission. Mais avant d’avoir l’honneur de vous en parler, dites-moi, je vous prie, si vous pensez qu’il soit possible d’obtenir des hommes qu’ils se bornent

  1. Voyez, dans le onzième entretien de A, B, C, ce que Voltaire dit du sermon de Massillon pour la bénédiction des drapeaux.