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ÉPOQUE D’ALEXANDRE.


prétend que séjournait Porus, comme le disent aussi nos missionnaires.

Après cette petite excursion sur l’Inde, dans laquelle Alexandre porta ses armes par le même chemin que le Sha-Nadir prit de nos jours, c’est-à-dire par la Perse et le Candahar, continuons l’examen de Quinte-Curce.

Il lui plaît d’envoyer une ambassade des Scythes à Alexandre sur les bords du fleuve Jaxartes. Il leur met dans la bouche une harangue telle que les Américains auraient dû la faire aux premiers conquérants espagnols. Il peint ces Scythes comme des hommes paisibles et justes, tout étonnés de voir un voleur grec venu de si loin pour subjuguer des peuples que leurs vertus rendaient indomptables. Il ne songe pas que ces Scythes invincibles avaient été subjugués par les rois de Perse. Ces mêmes Scythes, si paisibles et si justes, se contredisent bien honteusement dans la harangue de Quinte-Curce ; ils avouent qu’ils ont porté le fer et la flamme jusque dans la haute Asie. Ce sont, en effet, ces mêmes Tartares qui, joints à tant de hordes du nord, ont dévasté si longtemps l’univers connu, depuis la Chine jusqu’au mont Atlas.

Toutes ces harangues des historiens seraient fort belles dans un poëme épique, où l’on aime fort les prosopopées. Elles sont l’apanage de la fiction, et c’est malheureusement ce qui fait que les histoires en sont remplies ; l’auteur se met, sans façon, à la place de son héros.

Quinte-Curce fait écrire une lettre par Alexandre à Darius. Le héros de la Grèce dit dans cette lettre que le monde ne peut souffrir deux soleils ni deux maîtres. Rollin trouve, avec raison, qu’il y a plus d’enflure que de grandeur dans cette lettre. Il pouvait ajouter qu’il y a encore plus de sottise que d’enflure. Mais Alexandre l’a-t-il écrite ? C’est là ce qu’il fallait examiner. Il n’appartient qu’à don Japhet d’Arménie, le fou de Charles-Quint, de dire que

RendraDeux soleils, dans un lieu trop étroit,
Rendraient trop excessif le contraire du froid[1].

Mais Alexandre était-il un don Japhet d’Arménie ?

Un traducteur pincé[2] de l’énergique Tacite, ne trouvant point

  1. Scarron, Don Japhet d’Arménie, acte I, scène II.
  2. L’abbé de La Bletterie. L’épithète de pincé que Voltaire lui donne ici ne fut pas reproduite lors de la transcription de ce chapitre dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771.