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quelques écus à frère Rigolet, qui courut sur-le-champ annoncer cette bonne nouvelle à ses confrères.

Le lendemain, l’empereur tint sa parole : il fit assembler tous les missionnaires, soit ceux qu’on appelle séculiers, soit ceux qu’on nomme très-irrégulièrement réguliers ou prêtres de la propagande, ou vicaires apostoliques, évêques in partibus, prêtres des missions étrangères, capucins, cordeliers, dominicains, hiéronymites, et jésuites. Il leur parla en ces termes[1], en présence de trois cents colaos :

« La tolérance m’a toujours paru le premier lien des hommes, et le premier devoir des souverains. S’il était dans le monde une religion qui pût s’arroger un droit exclusif, ce serait assurément la nôtre. Vous avouez tous que nous rendions à l’Être suprême un culte pur et sans mélange avant qu’aucun des pays dont vous venez fût connu de ses voisins, avant qu’aucune de vos contrées occidentales eût seulement l’usage de l’écriture. Vous n’existiez pas quand nous formions déjà un puissant empire. Notre antique religion, toujours inaltérable dans nos tribunaux, s’étant corrompue chez le peuple, nous avons souffert les bonzes de Fo, les talapoins de Siam, les lamas de Tartarie, les sectaires de Laokium ; et, regardant tous les hommes comme nos frères, nous ne les avons jamais punis de s’être égarés. L’erreur n’est point un crime. Dieu n’est point offensé qu’on l’adore d’une manière ridicule : un père ne chasse point ceux de ses enfants qui le saluent en faisant mal la révérence ; pourvu qu’il en soit aimé et respecté, il est satisfait. Les tribunaux de mon empire ne vous reprochent point vos absurdités ; ils vous plaignent d’être infatués du plus détestable ramas de fables que la folie humaine ait jamais accumulées ; ils plaignent encore plus le malheureux usage que vous faites du peu de raison qui vous reste pour justifier ces fables.

« Mais ce qu’ils ne vous pardonnent pas, c’est de venir du bout du monde pour nous ôter la paix. Vous êtes les instruments aveugles de l’ambition d’un petit lama italien qui, après avoir détrôné quelques régules, ses voisins, voudrait disposer des plus vastes empires de nos régions orientales.

« Nous ne savons que trop les maux horribles que vous avez causés au Japon. Douze religions y florissaient avec le commerce, sous les auspices d’un gouvernement sage et modéré ; une concorde fraternelle régnait entre ces douze sectes : vous parûtes, et

  1. Voltaire a rapporté les propres paroles de l’empereur, tome XIII, page 108 ; XV, 83 ; et, ci-après, dans les Entretiens chinois.