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deux goujons, près de Betzaïda, comme le dit saint Luc[1] ; enfin il fut prêtre selon l’ordre de Melchisédech[2], quand il dit à ses disciples[3] qu’il allait leur donner son corps à manger. Étant donc prêtre comme lui, je vais changer ces pains en dieux : chaque miette de ce pain sera un dieu en corps et en âme ; vous croirez voir du pain, manger du pain, et vous mangerez Dieu.

« Enfin, quoique le sang de ce dieu soit dans le corps que j’aurai créé avec des paroles, je changerai votre vin rouge dans le sang de ce dieu même ; pour surabondance de droit, je le boirai ; il ne tiendra qu’à Votre Majesté d’en faire autant. Je n’ai qu’à vous jeter de l’eau au visage ; je vous ferai ensuite portier, lecteur, conjureur, acolyte, sous-diacre, diacre, et prêtre ; vous ferez avec moi une chère divine. »

Aussitôt voilà frère Rigolet qui se met à prononcer des paroles en latin, avale deux douzaines d’hosties, boit chopine, et dit grâces très-dévotement.

« Mais, mon cher ami, lui dit l’empereur, tu as mangé et bu ton dieu : que deviendra-t-il quand tu auras besoin d’un pot de chambre ?

— Sire, dit frère Rigolet, il deviendra ce qu’il pourra, c’est son affaire. Quelques-uns de nos docteurs disent qu’on le rend à la garde-robe, d’autres qu’il s’échappe par insensible transpiration ; quelques-uns prétendent qu’il s’en retourne au ciel. Pour moi, j’ai fait mon devoir de prêtre, cela me suffit ; et pourvu qu’après ce déjeuner on me donne un bon dîner avec quelque argent pour ma peine, je suis content.

— Or çà, dit l’empereur à frère Rigolet, ce n’est pas tout ; je sais qu’il y a aussi dans mon empire d’autres missionnaires qui ne sont pas jésuites, et qu’on appelle dominicains, cordeliers, capucins : dis-moi, en conscience, s’ils mangent Dieu comme toi.

— Ils le mangent, sire, dit le bonhomme ; mais c’est pour leur condamnation. Ce sont tous des coquins, et nos plus grands ennemis ; ils veulent nous couper l’herbe sous le pied. Ils nous accusent sans cesse auprès de notre saint-père le pape. Votre Majesté ferait fort bien de les chasser tous, et de ne conserver que les jésuites : ce serait un vrai moyen de gagner la vie éternelle, quand même vous ne seriez pas chrétien. »

L’empereur lui jura qu’il n’y manquerait pas. Il fit donner

  1. IX, 16.
  2. Ps. cix, 4.
  3. Matt., xxvi, 26.