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138 CHAPITRE X.

La grande cliaînc, au contraire, est formée d'un roc continu, tantôt de roche dure, tantôt de pierre calcaire, tantôt de graviers. Elle s'élève et s'abaisse par intervalles. Ses fondements sont pro- bablement aussi profonds que ses cimes sont élevées. Elle paraît une pièce essentielle à la machine du monde, comme les os le sont aux quadrupèdes et aux bipèdes. C'est autour de leurs faîtes que s'assemblent les nuages et les neiges, qui de là, se répandant sans cesse, forment tous les fleuves et toutes les fontaines, dont on a si longtemps et si faussement attribué la source à la mer.

Sur ces hautes montagnes dont la terre est couronnée, point de coquilles 1, point d'amas confus de végétaux pétrifiés, excepté dans quelques crevasses profondes où le hasard a jeté des corps étrangers.

Les chaînes de ces montagnes qui couvrent l'un et l'autre hé- misphère ont une utilité plus sensible. Elles affermissent la terre; elles servent à l'arroser; elles renferment à leurs bases tous les métaux, tous les minéraux.

Qu'il soit permis de remarquer à cette occasion que - toutes les pièces de la machine de ce monde semblent faites l'une pour l'autre. Quelques philosophes affectent de se moquer des causes finales rejetées par Épicure et par Lucrèce. C'est plutôt, ce me semble, d'Épicure et de Lucrèce qu'il faudrait se moquer. Ils vous disent que l'œil n'est point fait pour voir; mais qu'on s'en est servi pour cet usage quand on s'est aperçu que les yeux y pou- vaient servir. Selon eux, la bouche n'est point faite pour parler, pour manger, l'estomac pour digérer, le cœur pour recevoir le sang des veines et l'envoyer dans les artères, les pieds pour marcher, les oreilles pour entendre. Ces gens-là, pourtant, avouaient que les tailleurs leur faisaient des habits pour les vêtir, et les maçons des maisons pour les loger; et ils osaient nier à la nature, au grand Être, à l'intelligence universelle, ce qu'ils ac- cordaient tous à leurs moindres ouvriers.

Il ne faut pas, sans doute, abuser des causes finales : on ne doit pas dire, comme M. le prieur dans le Spectacle de la Nature, que les marées sont données à l'Océan pour que les vaisseaux entrent plus aisément dans les ports, et pour empêcher que l'eau de la mer ne se corrompe : car la Méditerranée n'a point de flux et de reflux, et ses eaux ne se corrompent point.

1. Voyez la deuxième note de la Dissertation sur les clian[iements arrivés dans notre globe, tome XXIII, page 219.

2. Toute la fin de ce chapitre a été, en 1770, reproduite par Voltaire dans ses Questions stir l^ Encyclopédie , au mot Causes finales; voyez tome XVIII, p. 102.

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