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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


et de l’injuste si Dieu n’avait donné de tout temps à l’un et à l’autre cette raison qui, en se développant, leur fait apercevoir les mêmes principes nécessaires, ainsi qu’il leur a donné des organes qui, lorsqu’ils ont atteint le degré de leur énergie, perpétuent nécessairement et de la même façon la race du Scythe et de l’Égyptien ? Je vois une horde barbare[1], ignorante, superstitieuse, un peuple sanguinaire et usurier, qui n’avait pas même de terme dans son jargon pour signifier la géométrie et l’astronomie : cependant ce peuple a les mêmes lois fondamentales que le sage Chaldéen qui a connu les routes des astres, et que le Phénicien plus savant encore, qui s’est servi de la connaissance des astres pour aller fonder des colonies aux bornes de l’hémisphère où l’Océan se confond avec la Méditerranée. Tous ces peuples assurent qu’il faut respecter son père et sa mère ; que le parjure, la calomnie, l’homicide, sont abominables. Ils tirent donc tous les mêmes conséquences du même principe de leur raison développée.


XXXII. — Utilité réelle. Notion de la justice.

La notion de quelque chose de juste me semble si naturelle, si universellement acquise par tous les hommes, qu’elle est indépendante de toute loi, de tout pacte, de toute religion. Que je redemande à un Turc, à un Guèbre, à un Malabare, l’argent que je lui ai prêté pour se nourrir et pour se vêtir, il ne lui tombera jamais dans la tête de me répondre : Attendez que je sache si Mahomet, Zoroastre ou Brama, ordonnent que je vous rende votre argent. Il conviendra qu’il est juste qu’il me paye, et s’il n’en fait rien, c’est que sa pauvreté ou son avarice l’emporteront sur la justice qu’il reconnaît.

Je mets en fait qu’il n’y a aucun peuple chez lequel il soit juste, beau, convenable, honnête, de refuser la nourriture à son père et à sa mère quand on peut leur en donner ; que nulle peuplade n’a jamais pu regarder la calomnie comme une bonne action, non pas même une compagnie de bigots fanatiques.

L’idée de justice me paraît tellement une vérité du premier ordre, à laquelle tout l’univers donne son assentiment, que les plus grands crimes qui affligent la société humaine sont tous commis sous un faux prétexte de justice. Le plus grand des crimes, du moins le plus destructif, et par conséquent le plus

  1. Le peuple juif. (B.)