Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome26.djvu/85

Cette page a été validée par deux contributeurs.
75
LE PHILOSOPHE IGNORANT.


conséquence de ces idées, puisque, sans cela, je me déterminerais sans raison, et qu’il y aurait un effet sans cause ;

Que je ne puis avoir une idée positive de l’infini, puisque je suis très-fini ;

Que je ne puis connaître aucune substance, parce que je ne puis avoir d’idées que de leurs qualités, et que mille qualités d’une chose ne peuvent me faire connaître la nature intime de cette chose, qui peut avoir cent mille autres qualités ignorées ;

Que je ne suis la même personne qu’autant que j’ai de la mémoire, et le sentiment de ma mémoire : car n’ayant pas la moindre partie du corps qui m’appartenait dans mon enfance, et n’ayant pas le moindre souvenir des idées qui m’ont affecté à cet âge, il est clair que je ne suis pas plus ce même enfant que je ne suis Confucius ou Zoroastre. Je suis réputé la même personne par ceux qui m’ont vu croître, et qui ont toujours demeuré avec moi ; mais je n’ai en aucune façon la même existence ; je ne suis plus l’ancien moi-même ; je suis une nouvelle identité, et de là quelles singulières conséquences !

Qu’enfin, conformément à la profonde ignorance dont je me suis convaincu sur les principes des choses, il est impossible que je puisse connaître quelles sont les substances auxquelles Dieu daigne accorder le don de sentir et de penser. En effet y a-t-il des substances dont l’essence soit de penser, qui pensent toujours, et qui pensent par elles-mêmes ? En ce cas ces substances, quelles qu’elles soient, sont des dieux : car elles n’ont nul besoin de l’Être éternel et formateur, puisqu’elles ont leurs essences sans lui, puisqu’elles pensent sans lui.

Secondement, si l’Être éternel a fait le don de sentir et de penser à des êtres, il leur a donné ce qui ne leur appartenait pas essentiellement ; il a donc pu donner cette faculté à tout être, quel qu’il soit.

Troisièmement, nous ne connaissons aucun être à fond : donc il est impossible que nous sachions si un être est incapable ou non de recevoir le sentiment et la pensée. Les mots de matière et d’esprit ne sont que des mots ; nous n’avons nulle notion complète de ces deux choses : donc au fond il y a autant de témérité à dire qu’un corps organisé par Dieu même ne peut recevoir la pensée de Dieu même qu’il serait ridicule de dire que l’esprit ne peut penser.

Quatrièmement, je suppose qu’il y ait des substances purement spirituelles qui n’aient jamais eu l’idée de la matière et du mouvement ; seront-elles bien reçues à nier que la matière et le mouvement puissent exister ?