Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome26.djvu/83

Cette page a été validée par deux contributeurs.
73
LE PHILOSOPHE IGNORANT.


de monades dans la nature ; votre âme est une monade ; et comme elle a des rapports avec toutes les autres monades du monde, elle a nécessairement des idées de tout ce qui s’y passe ; ces idées sont confuses, ce qui est très-utile ; et votre monade, ainsi que la mienne, est un miroir concentré de cet univers.

« Mais ne croyez pas que vous agissiez en conséquence de vos pensées. Il y a une harmonie préétablie entre la monade de votre âme et toutes les monades de votre corps, de façon que, quand votre âme a une idée, votre corps a une action, sans que l’une soit la suite de l’autre. Ce sont deux pendules qui vont ensemble ; ou, si vous voulez, cela ressemble à un homme qui prêche tandis qu’un autre fait les gestes. Vous concevez aisément qu’il faut que cela soit ainsi dans le meilleur des mondes, Car...[1] »


XXVIII. — Des formes plastiques.

Comme je ne comprenais rien du tout à ces admirables idées, un Anglais, nommé Cudworth[2] s’aperçut de mon ignorance à mes yeux fixes, à mon embarras, à ma tête baissée. « Ces idées, me dit-il, vous semblent profondes parce qu’elles sont creuses. Je vais vous apprendre nettement comment la nature agit. Premièrement, il y a la nature en général, ensuite il y a des natures plastiques qui forment tous les animaux et toutes plantes ; vous entendez bien ? — Pas un mot, monsieur. — Continuons donc.

« Une nature plastique n’est pas une faculté du corps, c’est une substance immatérielle qui agit sans savoir ce qu’elle fait, qui est entièrement aveugle, qui ne sent, ni ne raisonne, ni ne végète ; mais la tulipe a sa forme plastique qui la fait végéter ; le chien a sa forme plastique qui le fait aller à la chasse, et l’homme a la sienne qui le fait raisonner. Ces formes sont les agents immédiats de la Divinité ; il n’y a point de ministres plus fidèles au monde, car elles donnent tout, et ne retiennent rien pour elles. Vous voyez

  1. Ce qu’on appelle le système des monades est, à plusieurs égards, la manière la plus simple de concevoir une grande partie des phénomènes que nous présente l’observation des êtres sensibles et intelligents. En supposant, en effet, à tous les êtres une égale capacité d’avoir des idées, en faisant dépendre toute la différence entre eux de leurs rapports avec les autres objets, on conçoit très-bien comment il peut se produire à chaque instant un grand nombre d’êtres nouveaux, ayant la conscience distincte du moi ; comment ce sentiment peut cesser d’exister sans que rien soit anéanti, se réveiller après avoir été suspendu pendant des intervalles plus ou moins longs, etc., etc. (K.)
  2. Né en 1617, mort en 1688 ; auteur du Vrai Système intellectuel de l’univers, et d’un traité sur la nature éternelle et immuable de l’univers.