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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


précaution d’empoisonner en eux la source de la vie[1]. Je remerciai mes deux conducteurs.

Quand on m’eut plongé un fer bien tranchant dans la vessie, et qu’on eut tiré quelques pierres de cette carrière ; quand je fus guéri, et qu’il ne me resta plus que quelques incommodités douloureuses pour le reste de mes jours, je fis mes représentations à mes guides, je pris la liberté de leur dire qu’il y avait du bon dans ce monde, puisqu’on m’avait tiré quatre cailloux du sein de mes entrailles déchirées ; mais que j’aurais encore mieux aimé que les vessies eussent été des lanternes, que non pas qu’elles fussent des carrières. Je leur parlai des calamités et des crimes innombrables qui couvrent cet excellent monde. Le plus intrépide d’entre eux, qui était un Allemand[2], mon compatriote, m’apprit que tout cela n’est qu’une bagatelle.

« Ce fut, dit-il, une grande faveur du ciel envers le genre humain que Tarquin violât Lucrèce, et que Lucrèce se poignardât : parce qu’on chassa les tyrans, et que le viol, le suicide, et la guerre, établirent une république qui fit le bonheur des peuples conquis. » J’eus peine à convenir de ce bonheur. Je ne conçus pas d’abord quelle était la félicité des Gaulois et des Espagnols, dont on dit que César fit périr trois millions. Les dévastations et les rapines me parurent aussi quelque chose de désagréable ; mais le défenseur de l’optimisme n’en démordit point ; il me disait toujours comme le geôlier de don Carlos : Paix, paix, c’est pour votre bien. Enfin, étant poussé à bout, il me dit qu’il ne fallait pas prendre garde à ce globule de la terre, où tout va de travers, mais que dans l’étoile de Sirius, dans Orion, dans l’œil du Taureau, et ailleurs, tout est parfait. « Allons-y donc, » lui dis-je.

Un petit théologien me tira alors par le bras ; il me confia que ces gens-là étaient des rêveurs, qu’il n’était point du tout nécessaire qu’il y eût du mal sur la terre, qu’elle avait été formée exprès, pour qu’il n’y eût jamais que du bien. « Et pour vous le prouver, sachez, me dit-il, que les choses se passèrent ainsi autrefois pendant dix ou douze jours. — Hélas ! lui répondis-je, c’est bien dommage, mon révérend père, que cela n’ait pas continué. »


XXVII. — Des monades, etc.

Le même Allemand se ressaisit alors de moi ; il m’endoctrina, m’apprit clairement ce que c’est que mon âme, « Tout est composé

  1. Voyez tome XXI, pages 143 et 352.
  2. Leibnitz.