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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


comment un même corps peut être en deux endroits à la fois. Je me bouche les oreilles, et je passe plus vite encore.

Pascal, Blaise Pascal lui-même, l’auteur des Lettres provinciales, profère ces paroles[1] : « Croyez-vous qu’il soit impossible que Dieu soit infini et sans parties ? Je veux donc vous faire voir une chose indivisible et infinie : c’est un point, se mouvant partout d’une vitesse infinie, car il est en tous lieux, tout entier dans chaque endroit. »

Un point mathématique qui se meut ! juste ciel ! un point qui n’existe que dans la tête du géomètre, qui est partout et en même temps, et qui a une vitesse infinie, comme si la vitesse infinie actuelle pouvait exister ! Chaque mot est une folie, et c’est un grand homme qui a dit ces folies !

Votre âme est simple, incorporelle, intangible, me dit cet autre ; et comme aucun corps ne peut la toucher, je vais vous prouver par la physique d’Albert le Grand qu’elle sera brûlée physiquement si vous n’êtes pas de mon avis ; et voici comme je vous le prouve a priori, en fortifiant Albert par les syllogismes d’Abelli[2]. Je lui réponds que je n’entends pas son a priori ; que je trouve son compliment très-dur ; que la révélation, dont il ne s’agit pas entre nous, peut seule m’apprendre une chose si incompréhensible ; que je lui permets de n’être pas de mon avis, sans lui faire aucune menace ; et je m’éloigne de lui, de peur qu’il ne me joue un mauvais tour, car cet homme me paraît bien méchant.

Une foule de sophistes de tout pays et de toutes sectes m’accable d’arguments inintelligibles sur la nature des choses, sur la mienne, sur mon état passé, présent, et futur. Si on leur parle de manger et de boire, de vêtements, de logement, des denrées nécessaires, de l’argent avec lequel on se les procure, tous s’entendent à merveille ; s’il y a quelques pistoles à gagner, chacun d’eux s’empresse, personne ne se trompe d’un denier ; et quand il s’agit de tout notre être ils n’ont pas une idée nette ; le sens commun les abandonne. De là je reviens à ma première conclusion (question IV), que ce qui ne peut être d’un usage universel, ce qui n’est pas à la portée du commun des hommes, ce qui n’est pas entendu par ceux qui ont le plus exercé leur faculté de penser, n’est pas nécessaire au genre humain.

  1. Voyez tome XXII, page 60.
  2. Théologien français, 1603-1691, auteur de la Moelle théologique.