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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


Quoi qu’il en soit, je remarquerai de Spinosa qu’il se trompait de très-bonne foi. Il me semble qu’il n’écartait de son système les idées qui pouvaient lui nuire que parce qu’il était trop plein des siennes ; il suivait sa route sans regarder rien de ce qui pouvait la traverser, et c’est ce qui nous arrive trop souvent. Il y a plus, il renversait tous les principes de la morale, en étant lui-même d’une vertu rigide : sobre jusqu’à ne boire qu’une pinte de vin en un mois ; désintéressé jusqu’à remettre aux héritiers de l’infortuné Jean de Witt une pension de deux cents florins que lui faisait ce grand homme ; généreux jusqu’à donner son bien ; toujours patient dans ses maux et dans sa pauvreté, toujours uniforme dans sa conduite.

Bayle, qui l’a si maltraité, avait à peu près le même caractère. L’un et l’autre ont cherché la vérité toute leur vie par des routes différentes. Spinosa fait un système spécieux en quelques points, et bien erroné dans le fond. Bayle a combattu tous les systèmes : qu’est-il arrivé des écrits de l’un et de l’autre ? Ils ont occupé l’oisiveté de quelques lecteurs : c’est à quoi tous les écrits se réduisent ; et depuis Thalès jusqu’aux professeurs de nos universités, et jusqu’aux plus chimériques raisonneurs, et jusqu’à leurs plagiaires, aucun philosophe n’a influé seulement sur les mœurs de la rue où il demeurait. Pourquoi ? parce que les hommes se conduisent par la coutume et non par la métaphysique. Un seul homme éloquent, habile, et accrédité, pourra beaucoup sur les hommes ; cent philosophes n’y pourront rien s’ils ne sont que philosophes.


XXV. — Absurdités.

Voilà bien des voyages dans des terres inconnues ; ce n’est rien encore. Je me trouve comme un homme qui, ayant erré sur l’Océan, et apercevant les îles Maldives dont la mer Indienne est semée, veut les visiter toutes. Mon grand voyage ne m’a rien valu ; voyons si je ferai quelque gain dans l’observation de ces petites îles, qui ne semblent servir qu’à embarrasser la route.

Il y a une centaine de cours de philosophie où l’on m’explique des choses dont personne ne peut avoir la moindre notion. Celui-ci veut me faire comprendre la Trinité par la physique ; il me dit qu’elle ressemble aux trois dimensions de la matière. Je le laisse dire, et je passe vite. Celui-ci prétend me faire toucher au doigt la transsubstantiation, en me montrant, par les lois du mouvement, comme un accident peut exister sans sujet, et