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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


nosa sans l’entendre : durement, j’en conviens ; injustement, je ne le crois pas. Il serait étrange que Bayle ne l’eût pas entendu. Il découvrit aisément l’endroit faible de ce château enchanté ; il vit qu’en effet Spinosa compose son Dieu de parties, quoiqu’il soit réduit à s’en dédire, effrayé de son propre système. Bayle vit combien il est insensé de faire Dieu astre et citrouille, pensée et fumier, battant et battu. Il vit que cette fable est fort au-dessous de celle de Protée. Peut-être Bayle devait-il s’en tenir au mot de modalités et non pas de parties, puisque c’est ce mot de modalités que Spinosa emploie toujours. Mais il est également impertinent, si je ne me trompe, que l’excrément d’un animal soit une modalité ou une partie de l’Être suprême.

Il ne combattit point, il est vrai, les raisons par lesquelles Spinosa soutient l’impossibilité de la création ; mais c’est que la création proprement dite est un objet de foi et non pas de philosophie ; c’est que cette opinion n’est nullement particulière à Spinosa ; c’est que toute l’antiquité avait pensé comme lui. Il n’attaque que l’idée absurde d’un Dieu simple composé de parties, d’un Dieu qui se mange et qui se digère lui-même, qui aime et qui hait la même chose en même temps, etc. Spinosa se sert toujours du mot Dieu, Bayle le prend par ses propres paroles[1].

Mais, au fond, Spinosa ne reconnaît point de Dieu ; il n’a probablement employé cette expression, il n’a dit qu’il faut servir et aimer Dieu que pour ne point effaroucher le genre humain. Il paraît athée dans toute la force de ce terme ; il n’est point athée comme Épicure, qui reconnaissait des dieux inutiles et oisifs ; il ne l’est point comme la plupart des Grecs et des Romains, qui se moquaient des dieux du vulgaire : il l’est parce qu’il ne reconnaît nulle Providence, parce qu’il n’admet que l’éternité, l’immensité, et la nécessité des choses ; il l’est comme Straton, comme Diagoras ; il ne doute pas comme Pyrrhon : il affirme, et qu’affirme-t-il ? qu’il n’y a qu’une seule substance, qu’il ne peut y en avoir deux, que cette substance est étendue et pensante ; et c’est ce que n’ont jamais dit les philosophes grecs et asiatiques qui ont admis une âme universelle.

Il ne parle en aucun endroit de son livre des desseins marqués qui se manifestent dans tous les êtres. Il n’examine point si les yeux sont faits pour voir, les oreilles pour entendre, les pieds pour marcher, les ailes pour voler ; il ne considère ni les lois du

  1. Voyez, dans le Dictionnaire historique et critique de P. Bayle, l’article Spinosa.