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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


que mes difficultés et mon ignorance ne peuvent préjudicier à la morale ; on aura beau ne pas concevoir, ni l’immensité de l’espace remplie, ni la puissance infinie qui a tout fait, et qui cependant peut encore faire : cela ne servira qu’à prouver de plus en plus la faiblesse de notre entendement, et cette faiblesse ne nous rendra que plus soumis à l’Être éternel dont nous sommes l’ouvrage.


XIX. — Ma dépendance.

Nous sommes son ouvrage. Voilà une vérité intéressante pour nous : car de savoir par la philosophie en quel temps il fit l’homme, ce qu’il faisait auparavant ; s’il est dans la matière, s’il est dans le vide, s’il est dans un point, s’il agit toujours ou non, s’il agit partout, s’il agit hors de lui ou dans lui ; ce sont des recherches qui redoublent en moi le sentiment de mon ignorance profonde.

Je vois même qu’à peine il y a eu une douzaine d’hommes en Europe qui aient écrit sur ces choses abstraites avec un peu de méthode ; et quand je supposerais qu’ils ont parlé d’une manière intelligible, qu’en résultera-t-il ? Nous avons déjà reconnu (question IV) que les choses que si peu de personnes peuvent se flatter d’entendre sont inutiles au reste du genre humain[1]. Nous sommes certainement l’ouvrage de Dieu, c’est là ce qu’il m’est utile de savoir : aussi la preuve en est-elle palpable. Tout est moyen et fin dans mon corps ; tout est ressort, poulie, force mouvante, machine hydraulique, équilibre de liqueurs, laboratoire de chimie. Il est donc arrangé par une intelligence (question XV). Ce n’est

  1. Cette opinion est-elle bien certaine ? l’expérience n’a-t-elle point prouvé que des vérités très-difficiles à entendre peuvent être utiles ? Les tables de la lune, celles des satellites de Jupiter, guident nos vaisseaux sur les mers, sauvent la vie des matelots ; et elles sont formées d’après des théories qui ne sont connues que d’un petit nombre de savants. D’ailleurs, dans les sciences qui tiennent à la morale, à la politique, les mêmes connaissances, qui d’abord sont le partage de quelques philosophes, ne peuvent-elles point être mises à la portée de tous les hommes qui ont reçu quelque éducation, qui ont cultivé leur esprit, et devenir par là d’une utilité générale, puisque ce sont ces mêmes hommes qui gouvernent le peuple, et qui influent sur les opinions ? Cette maxime est une de ces opinions où nous entraîne l’idée très-naturelle, mais peut-être très-fausse, que notre bien-être a été un des motifs de l’ordre qui règne dans le système général des êtres. Il ne faut pas confondre ces causes finales dont nous nous faisons l’objet, avec les causes finales plus étendues, que l’observation des phénomènes peut nous faire soupçonner et nous indiquer avec plus ou moins de probabilité. Les premières appartiennent à la rhétorique, les autres à la philosophie. M. de Voltaire a souvent combattu cette même manière de raisonner. (K.)