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LE PHILOSOPHE IGNORANT.



XIV. — Tout est-il éternel ?

Asservi à des lois éternelles comme tous les globes qui remplissent l’espace, comme les éléments, les animaux, les plantes, je jette des regards étonnés sur tout ce qui m’environne ; je cherche quel est mon auteur, et celui de cette machine immense dont je sais à peine une roue imperceptible.

Je ne suis pas venu de rien, car la substance de mon père, et de ma mère qui m’a porté neuf mois dans sa matrice, est quelque chose. Il m’est évident que le germe qui m’a produit n’a pu être produit de rien : car comment le néant produirait-il l’existence ? Je me sens subjugué par cette maxime de toute l’antiquité : « Rien ne vient du néant, rien ne peut retourner au néant[1]. » Cet axiome porte en lui une force si terrible qu’il enchaîne tout mon entendement sans que je puisse me débattre contre lui. Aucun philosophe ne s’en est écarté ; aucun législateur, quel qu’il soit, ne l’a contesté. Le Cahut des Phéniciens, le Chaos des Grecs, le Tohu-bohu des Chaldéens et des Hébreux, tout nous atteste qu’on a toujours cru l’éternité de la matière. Ma raison, trompée par cette idée si ancienne et si générale, me dit : Il faut bien que la matière soit éternelle, puisqu’elle existe ; si elle était hier, elle était auparavant. Je n’aperçois aucune vraisemblance qu’elle ait commencé à être, aucune cause pour laquelle elle n’ait pas été, aucune cause pour laquelle elle ait reçu l’existence dans un temps plutôt que dans un autre. Je cède donc à cette conviction, soit fondée, soit erronée, et je me range du parti du monde entier, jusqu’à ce qu’ayant avancé dans mes recherches je trouve une lumière supérieure[2] au jugement de tous les hommes, qui me force à me rétracter malgré moi.

Mais si, comme tant de philosophes de l’antiquité l’ont pensé, l’Être éternel a toujours agi, que deviendront le Cahut et l’Ereb des Phéniciens, le Tohu-bohu des Chaldéens, le Chaos d’Hésiode ? Il restera dans les fables. Le Chaos est impossible aux yeux de la raison, car il est impossible que, l’intelligence étant éternelle, il y ait jamais eu quelque chose d’opposé aux lois de l’intelligence : or le Chaos est précisément l’opposé de toutes les lois de la nature. Entrez dans la caverne la plus horrible des Alpes, sous ces débris

  1. Perse a dit, satire III, vers 84 :

    Ex nihilo nihil, in nihilum nil posse reverti.

  2. La révélation ; voyez page 62.