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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


Non, je ne puis pardonner au docteur Clarke d’avoir combattu avec mauvaise foi ces vérités dont il sentait la force, et qui semblaient s’accommoder mal avec ses systèmes. Non, il n’est pas permis à un philosophe tel que lui d’avoir attaqué Collins en sophiste, et d’avoir détourné l’état de la question en reprochant à Collins d’appeler l’homme un agent nécessaire. Agent ou patient, qu’importe ? agent quand il se meut volontairement, patient quand il reçoit des idées. Qu’est-ce que le nom fait à la chose ? L’homme est en tout un être dépendant, comme la nature entière est dépendante, et il ne peut être excepté des autres êtres.

Le prédicateur, dans Samuel Clarke, a étouffé le philosophe ; il distingue la nécessité physique et la nécessité morale. Et qu’est-ce qu’une nécessité morale ? Il vous paraît vraisemblable qu’une reine d’Angleterre qu’on couronne et que l’on sacre dans une église ne se dépouillera pas de ses habits royaux pour s’étendre toute nue sur l’autel, quoiqu’on raconte une pareille aventure d’une reine de Congo. Vous appelez cela une nécessité morale dans une reine de nos climats ; mais c’est au fond une nécessité physique, éternelle, liée à la constitution des choses. Il est aussi sûr que cette reine ne fera pas cette folie qu’il est sûr qu’elle mourra un jour. La nécessité morale n’est qu’un mot, tout ce qui se fait est absolument nécessaire. Il n’y a point de milieu entre la nécessité et le hasard ; et vous savez qu’il n’y a point de hasard : donc tout ce qui arrive est nécessaire.

Pour embarrasser la chose davantage, on a imaginé de distinguer encore entre nécessité et contrainte ; mais, au fond, la contrainte est-elle autre chose qu’une nécessité dont on s’aperçoit ? et la nécessité n’est-elle pas une contrainte dont on ne s’aperçoit point ? Archimède est également nécessité à rester dans sa chambre quand on l’y enferme, et quand il est si fortement occupé d’un problème qu’il ne reçoit pas l’idée de sortir.

Ducunt volentem fata, nolentem trahunt[1].

L’ignorant qui pense ainsi n’a pas toujours pensé de même[2], mais il est enfin contraint de se rendre.

  1. Ce vers est souvent cité comme étant dans la tragédie d’Hercules furens : il n’est pourtant dans aucune des tragédies de Sénèque. On le trouve dans l’épître CVII de Sénèque le philosophe.
  2. Voyez le Traité de Métaphysique, ouvrage écrit plus de quarante ans avant celui-ci. (K.) — Le Traité de Métaphysique (voyez tome XXII, pages 189 et 221), n’a précédé que de trente-deux ans le Philosophe ignorant.