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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


Il n’y a rien sans cause. Un effet sans cause n’est qu’une parole absurde. Toutes les fois que je veux, ce ne peut être qu’en vertu de mon jugement bon ou mauvais ; ce jugement est nécessaire, donc ma volonté l’est aussi. En effet, il serait bien singulier que toute la nature, tous les astres obéissent à des lois éternelles, et qu’il y eût un petit animal haut de cinq pieds qui, au mépris de ces lois, pût agir toujours comme il lui plairait au seul gré de son caprice. Il agirait au hasard, et on sait que le hasard n’est rien. Nous avons inventé ce mot pour exprimer l’effet connu de toute cause inconnue.

Mes idées entrent nécessairement dans mon cerveau ; comment ma volonté, qui en dépend, serait-elle à la fois nécessitée, et absolument libre ? Je sens en mille occasions que cette volonté ne peut rien ; ainsi, quand la maladie m’accable, quand la passion me transporte, quand mon jugement ne peut atteindre aux objets qu’on me présente, etc., je dois donc penser que les lois de la nature étant toujours les mêmes, ma volonté n’est pas plus libre dans les choses qui me paraissent les plus indifférentes que dans celles où je me sens soumis à une force invincible.

Être véritablement libre, c’est pouvoir. Quand je peux faire ce que je veux, voilà ma liberté ; mais je veux nécessairement ce que je veux ; autrement je voudrais sans raison, sans cause, ce qui est impossible. Ma liberté consiste à marcher quand je veux marcher et que je n’ai point la goutte.

Ma liberté consiste à ne point faire une mauvaise action quand mon esprit se la représente nécessairement mauvaise ; à subjuguer une passion quand mon esprit m’en fait sentir le danger, et que l’horreur de cette action combat puissamment mon désir. Nous pouvons réprimer nos passions, comme je l’ai déjà annoncé nombre XI, mais alors nous ne sommes pas plus libres en réprimant nos désirs qu’en nous laissant entraîner à nos penchants : car, dans l’un et l’autre cas, nous suivons irrésistiblement notre dernière idée, et cette dernière idée est nécessaire ; donc je fais nécessairement ce qu’elle me dicte. Il est étrange que les hommes ne soient pas contents de cette mesure de liberté, c’est-à-dire du pouvoir qu’ils ont reçu de la nature de faire en plusieurs cas ce qu’ils veulent ; les astres ne l’ont pas : nous la possédons, et notre orgueil nous fait croire quelquefois que nous en possédons encore plus. Nous nous figurons que nous avons le don incompréhensible et absurde de vouloir, sans autre raison, sans autre motif que celui de vouloir. Voyez le nombre XXIX.