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À M. HUME.


Mais l’imitation est si mauvaise que ce roman est aujourd’hui entièrement oublié. Il n’y a ni exposition, ni nœud, ni dénoûment, ni aventures intéressantes, ni raison, ni esprit. C’est un précepteur lâche et insolent qui fait un enfant à sa pupille, et qui en reçoit de l’argent ; qui veut se battre contre un pair d’Angleterre, et qui en reçoit l’aumône. La pupille, grosse du précepteur, épouse un Russe dans un village de Suisse ; et, pour se tirer d’affaire, elle accouche d’un faux germe.

Comme les auteurs se peignent assez dans leurs ouvrages, le précepteur va fréquenter à Paris les mauvais lieux. C’est de ces honnêtes retraites qu’il insulte les dames de la cour, c’est de là qu’il écrit à sa Julie des invectives contre la musique de Rameau, et qu’il dit que ses airs ressemblent à la course d’une oie grasse, ou à une vache qui galope.

Le héros de ce roman moral prononce devant sa chaste Suissesse de ces mots trop usités par la canaille ; et sa maîtresse lui dit qu’elle a entendu quelquefois ces paroles dans la bouche des portefaix. Il peint noblement des valets qui polissonnent dans une cour. Il dit que les âmes humaines veulent être accouplées ; qu’on mesure à Paris ses maximes à la toise, que les dîners de Paris ne diffèrent pas beaucoup des tables d’auberge. Ce n’était pas sur ce ton que Mme de La Fayette écrivait la Princesse de Clèves et Zaïde.

Jean-Jacques conseille ailleurs au dauphin de France, au prince de Galles, et à l’archiduc, d’épouser la fille du bourreau si elle est belle et honnête, car c’est toujours l’honnêteté qui dirige Jean-Jacques.

Ce qu’on peut remarquer dans ce roman, c’est le commencement de la préface. « Il faut, dit l’auteur, des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces Lettres. »

Il est assez étrange qu’un homme qui s’avoue publiquement un corrupteur ait voulu faire ensuite le législateur ; mais il instruit les hommes comme il dirige les filles.

Ce maître fou quitta, en 1762, les lieux honnêtes où il allait penser à Julie avec des officiers suisses, pour enseigner à l’Europe les Principes du droit politique, ou Contrat social, qu’on a nommé le Contrat insocial. C’est un ouvrage obscur, mal digéré, plein de contradictions et d’erreurs. Les satires mêmes, dont il fourmille, n’ont pu lui donner de la vogue. Il a beau dire (page 163) que ceux qui parviennent dans les monarchies ne sont le plus souvent que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigants, à qui les petits talents, qui font parvenir aux grandes