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tres. On laissa gâter ce grand ouvrage par politesse ; c’est le salon d’Apollon où des peintres médiocres ont quelquefois mêlé leurs tableaux à ceux des Vanloo et des Lemoine. Mais Votre Altesse a bien dû s’apercevoir en parcourant l’Encyclopédie que cet ouvrage est précisément le contraire des autres collections, c’est-à-dire que le bon l’emporte de beaucoup sur le mauvais.

Vous sentez bien que, dans une ville telle que Paris, plus remplie de gens de lettres que ne le furent jamais Athènes et Rome, ceux qui ne furent pas admis à cette entreprise importante s’élevèrent contre elle. Les jésuites commencèrent ; ils avaient voulu travailler aux articles de théologie, et ils avaient été refusés. Il n’en fallait pas plus pour accuser les encyclopédistes d’irréligion : c’est la marche ordinaire. Les jansénistes, voyant que leurs rivaux sonnaient l’alarme, ne restèrent pas tranquilles. Il fallait bien montrer plus de zèle que ceux auxquels ils avaient tant reproché une morale commode.

Si les jésuites crièrent à l’impiété, les jansénistes hurlèrent. Il se trouva un convulsionnaire ou convulsionniste, nommé Abraham Chaumeix, qui présenta à des magistrats une accusation en forme, intitulée Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie, dont le premier tome paraissait à peine : c’était un étrange assemblage que ces mots de préjugé qui signifie proprement illusion, et légitime qui ne convient qu’à ce qui est raisonnable. Il poussa ses préjugés très-illégitimes jusqu’à dire que si le venin ne paraissait pas dans le premier volume, on l’apercevrait sans doute dans les suivants. Il rendait les encyclopédistes coupables, non pas de ce qu’ils avaient dit, mais de ce qu’ils diraient.

Comme il faut des témoins dans un procès criminel, il produisait saint Augustin et Cicéron ; et ces témoins étaient d’autant plus irréprochables qu’on ne pouvait convaincre Abraham Chaumeix d’avoir eu avec eux le moindre commerce. Les cris de quelques énergumènes, joints à ceux de cet insensé, excitèrent une assez longue persécution ; mais qu’est-il arrivé ? la même chose qu’à la saine philosophie, à l’émétique, à la circulation du sang, à l’inoculation : tout cela fut proscrit pendant quelque temps, et a triomphé enfin de l’ignorance, de la bêtise, et de l’envie ; le Dictionnaire encyclopédique, malgré ses défauts, a subsisté ; et Abraham Chaumeix est allé cacher sa honte à Moscou[1]. On dit que l’impératrice l’a forcé à être sage : c’est un des prodiges de son règne.

  1. Voyez tome XVII, page 5.