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FRAGMENT DES INSTRUCTIONS

Il y a tel royaume qui nourrit cent mille de ces animaux paresseux et voraces, dont on aurait fait de bons matelots et de braves soldats.

Grâces au ciel et à la raison, les États sur lesquels vous devez régner un jour sont préservés de ces fléaux et de cet opprobre. Remarquez qu’ils n’ont fleuri que depuis que vos étables d’Augias ont été nettoyées de ces immondices.

Voyez surtout l’Angleterre, avilie autrefois jusqu’à être une province de Rome, province dépeuplée, pauvre, ignorante et turbulente ; maintenant elle partage l’Amérique avec l’Espagne[1] et elle en possède la partie réellement la meilleure : car si l’Espagne a les métaux, l’Angleterre a les moissons que ces métaux achètent. Elle a dans ce continent les seules terres qui produisent les hommes robustes et courageux ; et, tandis que de misérables théologiens de la communion romaine disputent pour savoir si les Américains sont enfants de leur Adam, les Anglais s’occupent à fertiliser, à peupler et enrichir deux mille lieues de terrain, et à y faire un commerce de trente millions d’écus par année. Ils règnent sur la côte de Coromandel au bout de l’Asie ; leurs flottes dominent sur les mers, et ne craindraient pas les flottes de l’Europe entière réunies.

Vous voyez clairement que, toutes choses d’ailleurs égales, un royaume protestant doit l’emporter sur un royaume catholique, puisqu’il possède en matelots, en soldats, en cultivateurs, en manufactures, ce que l’autre possède en prêtres, en moines et en reliques ; il doit avoir plus d’argent comptant, puisque son argent n’est point enterré dans des trésors de Notre-Dame de Lorette, et qu’il sert au commerce, au lieu de couvrir des os de morts qu’on appelle des corps saints ; il doit avoir de plus riches moissons, puisqu’il a moins de jours d’oisiveté consacrés à de vaines cérémonies, au cabaret et à la débauche. Enfin les soldats des pays protestants doivent être les meilleurs, car le Nord est plus fécond en hommes vigoureux, capables des longues fatigues, et patients dans les travaux, que les peuples du Midi, occupés de processions, énervés par le luxe, et affaiblis par un mal honteux qui a fait dégénérer l’espèce si sensiblement que, dans mes voyages, j’ai vu deux cours brillantes où il n’y avait pas dix hommes ca-

  1. L’Angleterre et l’Espagne ne possèdent plus que quelques îles en Amérique. Les colonies anglaises du nord de l’Amérique sont devenues les États-Unis. Le Mexique et les autres colonies espagnoles du continent ont successivement, depuis le commencement de ce siècle, secoué le joug de la métropole. Le Brésil, qui était une colonie portugaise, est un État indépendant ; voyez tome XII, page 405.