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DES TRIBULATIONS DES GENS DE LETTRES.
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Tante[1], et le second tome de Candide[2], et le Compère Matthieu[3]. Combien de lettres anonymes avez-vous reçues ? Combien de fois vous a-t-on écrit : « Donnez-moi de l’argent, ou je ferai contre vous « une brochure » ? Ceux mêmes à qui vous avez fait l’aumône n’ont-ils pas quelquefois témoigné leur reconnaissance par quelque satire bien mordante ?

« Ayant passé ainsi par toutes les épreuves, dites-moi, je vous prie, mon cher oncle, quels sont les ennemis les plus implacables, les plus bas, les plus lâches dans la littérature, et les plus capables de nuire. »

Le bon abbé Bazin me répondit en soupirant : « Mon neveu, après les théologiens, les chiens les plus acharnés à suivre leur proie sont les folliculaires ; et, après les folliculaires, marchent les faiseurs de cabales au théâtre. Les critiques en histoire et en physique ne font pas grand bruit. Gardez-vous surtout, mon neveu, du métier de Sophocle et d’Euripide ; à moins que vous ne fassiez vos tragédies en latin, comme Grotius, qui nous a laissé ces belles pièces entièrement ignorées d’Adam chassé, de Jésus patient, et de Joseph, sous le nom de Sofonfoné, qu’il croit un mot égyptien.

— Hé ! pourquoi, mon oncle, ne voulez-vous pas que je fasse des tragédies si j’en ai le talent ? Tout homme peut apprendre le latin et le grec, ou la géométrie, ou l’anatomie ; tout homme peut écrire l’histoire ; mais il est très-rare, comme vous savez, de trouver un bon poëte. Ne serait-ce pas un vrai plaisir de faire de grands vers boursouflés, dans lesquels des héros déplorables rimeraient avec des exemples mémorables, et les forfaits et les crimes avec les cœurs magnanimes, et les justes dieux avec les exploits glorieux ? Une fière actrice ferait ronfler ce galimatias, elle serait applaudie par cent jeunes courtauds de boutique, et elle me dirait après la pièce : « Sans moi vous auriez été sifflé ; vous me devez « votre gloire. » J’avoue qu’un pareil succès tourne la tête quand on a une noble ambition.

— Ô mon neveu ! me répliqua l’abbé Bazin, je conviens que rien n’est plus beau ; mais souvenez-vous comment l’auteur de Cinna, qui avait appris à la nation à penser et à s’exprimer, fut traité par Claveret, par Chapelain, par Scudéri, gouverneur de Notre-Dame de la Garde, et par l’abbé d’Aubignac, prédicateur du roi.

  1. Caquet-bon-bec, la Poule à ma tante (par de Junquières), 1763, in-12.
  2. Voyez l’Avertissement de Beuchot en tête du tome XXI, page <span class="romain" title="Nombre vii écrit en chiffres romains">vii.
  3. Par l’abbé du Laurens ; 1766, trois volumes in-8o.