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LETTRE DE VOLTAIRE


que j’avais conspiré contre lui avec le conseil de Genève, pour faire décréter sa propre personne de prise de corps, et ensuite avec le conseil de Berne pour le faire chasser de la Suisse.

Il a persuadé ces belles choses aux protecteurs qu’il avait alors à Paris, et il m’a fait passer dans leur esprit pour un homme qui persécutait en lui la sagesse et la modestie. Voici, monsieur, comment je l’ai persécuté.

Quand je sus qu’il avait beaucoup d’ennemis à Paris, qu’il aimait comme moi la retraite, et que je présumai qu’il pouvait rendre quelques services à la philosophie, je lui fis proposer, par M. Marc Chapuis, citoyen de Genève, dès l’an 1759, une maison de campagne appelée l’Ermitage, que je venais d’acheter.

Il fut si touché de mes offres qu’il m’écrivit ces propres mots :

« Monsieur, je ne vous aime point ; vous corrompez ma république en donnant des spectacles dans votre château de Tournay, etc. »

Cette lettre, de la part d’un homme qui venait de donner à Paris un grave opéra[1] et une comédie[2], n’était cependant pas datée des Petites-Maisons. Je n’y fis point de réponse, comme vous le croyez bien, et je priai M. Tronchin, le médecin, de vouloir bien lui envoyer une ordonnance pour cette maladie. M. Tronchin me répondit que, puisqu’il ne pouvait pas me guérir de la manie de faire encore des pièces de théâtre à mon âge, il désespérait de guérir Jean-Jacques. Nous restâmes l’un et l’autre fort malades, chacun de notre côté.

En 1762, le conseil de Genève entreprit sa cure, et donna une espèce d’ordre de s’assurer de lui pour le mettre dans les remèdes. Jean-Jacques, décrété à Paris et à Genève, convaincu qu’un corps ne peut être en deux lieux à la fois, s’enfuit dans un troisième. Il conclut, avec sa prudence ordinaire, que j’étais son ennemi mortel puisque je n’avais pas répondu à sa lettre obligeante. Il supposa qu’une partie du conseil genevois était venue dîner chez moi pour conjurer sa perte, et que la minute de son arrêt avait été écrite sur ma table, à la fin du repas. Il persuada une chose si vraisemblable à quelques-uns de ses concitoyens. Cette accusation devint si sérieuse que je fus obligé enfin d’écrire au conseil de Genève une lettre très-forte[3], dans laquelle je lui dis que, s’il y avait un seul homme dans ce corps qui m’eût jamais

  1. Le Devin du village.
  2. Narcisse, ou l’Amant de lui-même.
  3. Voyez la lettre à Lullin, du 5 juillet 1766.