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CHAPITRE IX.

et les guerriers qui étaient sur les chariots, ce qui ferait encore quarante mille hommes de plus, à deux personnes seulement par chariot.

Mon oncle remarquait très-justement[1] qu’il eût fallu au moins cinq ou six millions d’habitants dans cette ville de Thèbes pour fournir ce nombre de guerriers. Il savait qu’il n’y a pas aujourd’hui plus de trois millions de têtes en Égypte ; il savait que Diodore de Sicile n’en admettait pas davantage de son temps : ainsi il rabattait beaucoup de toutes les exagérations de l’antiquité.

Il doutait qu’il y eût eu un Sésostris qui partit d’Égypte pour aller conquérir le monde entier avec six cent mille hommes et vingt-sept mille chars de guerre. Cela lui paraissait digne de Picrochole dans Rabelais. La manière dont cette conquête du monde entier fut préparée lui paraissait encore plus ridicule. Le père de Sésostris avait destiné son fils à cette belle expédition sur la foi d’un songe, car les songes alors étaient des avis certains envoyés par le ciel, et le fondement de toutes les entreprises. Le bonhomme, dont on ne dit pas même le nom, s’avisa de destiner tous les enfants qui étaient nés le même jour que son fils à l’aider dans la conquête de la terre ; et, pour en faire autant de héros, il ne leur donnait à déjeuner qu’après les avoir fait courir cent quatre-vingts stades tout d’une haleine : c’est bien courir dans un pays fangeux, où l’on enfonce jusqu’à mi-jambe, et où presque tous les messages se font par bateau sur les canaux.

Que fait l’impitoyable censeur de mon oncle ? Au lieu de sentir tout le ridicule de cette histoire, il s’avise d’évaluer le grand et le petit stade ; et il croit prouver que les petits enfants destinés à vaincre toute la terre ne couraient que trois de nos grandes lieues et demie pour avoir à déjeuner.

Il s’agit bien vraiment de savoir au juste si Sésostris comptait par grand ou petit stade, lui qui n’avait jamais entendu parler de stade, qui est une mesure grecque. Voilà le ridicule de presque tous les commentateurs et des scoliastes : ils s’attachent à l’explication arbitraire d’un mot inutile, et négligent le fond des choses. Il est question ici de détromper les hommes sur les fables dont on les a bercés depuis tant de siècles. Mon oncle pèse les probabilités dans la balance de la raison ; il rappelle les lecteurs au bon sens, et on vient nous parler de grands et de petits stades !

J’avouerai encore que mon oncle levait les épaules quand il

  1. Tome XI page 60.