Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome26.djvu/394

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
384
CHAPITRE VIII.

qu’il croyait tout ce qui se trouve dans la sainte Écriture, sans vouloir l’expliquer, et que c’était l’affaire de messieurs de Sorbonne, qui ne se sont jamais trompés.

Ce qui est bien plus important, c’est l’impiété avec laquelle notre mortel ennemi compara Sara, la femme du père des croyants, avec la fameuse Ninon L’Enclos. Il se demande comment il se peut faire que Sara, âgée de soixante et quinze ans, allant de Sichem à Memphis sur son âne pour chercher du blé, enchantât le cœur du roi de la superbe Égypte, et fît ensuite le même effet sur le petit roi de Gérare, dans l’Arabie Déserte. Il répond à cette difficulté par l’exemple de Ninon, « On sait, dit-il, qu’à l’âge de quatre-vingts ans Ninon sut inspirer à l’abbé Gédoin des sentiments qui ne sont faits que pour la jeunesse ou l’âge viril. » Avouez, mon cher lecteur, que voilà une plaisante manière d’expliquer l’Écriture sainte ; il veut s’égayer, il croit que c’est là le bon ton. Il veut imiter mon oncle ; mais quand certain animal aux longues oreilles veut donner la patte comme le petit chien[1], vous savez comme on le renvoie.

Il se trompe sur l’histoire moderne comme sur l’ancienne. Personne n’est plus en état que moi de rendre compte des dernières années de Mlle de L’Enclos[2], qui ne ressemblait en rien à Sara. Je suis son légataire : je l’ai vue les dernières années de sa vie ; elle était sèche comme une momie. Il est vrai qu’on lui présenta l’abbé Gédoin, qui sortait alors des jésuites, mais non pas pour les mêmes raisons que les Desfontaines et les Fréron en sont sortis. J’allais quelquefois chez elle avec cet abbé, qui n’avait d’autre maison que la nôtre. Il était fort éloigné de sentir des désirs pour une décrépite ridée qui n’avait sur les os qu’une peau jaune tirant sur le noir.

Ce n’était point l’abbé Gédoin à qui on imputait cette folie : c’était à l’abbé de Châteauneuf, frère de celui qui avait été ambassadeur à Constantinople. Châteauneuf avait eu en effet la fantaisie de coucher avec elle vingt ans auparavant. Elle était encore assez belle à l’âge de près de soixante années. Elle lui donna, en riant, un rendez-vous pour un certain jour du mois, « Et pourquoi ce jour-là plutôt qu’un autre ? lui dit l’abbé de Châteauneuf. — C’est que j’aurai alors soixante ans juste, » lui dit-elle. Voilà la vérité de cette historiette, qui a tant couru, et que l’abbé de Châteauneuf, mon bon parrain, à qui je dois mon baptême, m’a

  1. La Fontaine, livre IV, fable v.
  2. Voyez tome XVIII, page 354 ; et XXIII, 507.