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serait de fonder une église de votre religion, que personne ne comprend ; mais ce n’est pas là une affaire. Au lieu de prouver votre mission par des miracles, qui vous déplaisent, ou par la raison, que vous ne connaissez pas, vous en appellerez au sentiment intérieur, à cette voix divine qui parle si haut dans le cœur des illuminés, et que personne n’entend. Vous deviendrez puissant en œuvres et en paroles, comme George Fox, le révérend Whitfield, etc., sans avoir à craindre l’animadversion de la police, car les Anglais ne punissent point ces folies-là. Après avoir prêché et exhorté vos disciples, dans votre style apocalyptique, vous les mènerez brouter l’herbe dans Hyde-Park, ou manger du gland dans la forêt de Windsor, en leur recommandant toutefois de ne pas se battre comme les autres sauvages, pour une pomme ou une racine, parce que la police corrompue des Européans ne vous permet pas de suivre votre système dans toute son étendue. Enfin lorsque vous aurez consommé ce grand ouvrage, et que vous sentirez les approches de la mort, vous vous traînerez à quatre pattes dans l’assemblée des bêtes, et vous leur tiendrez, ô Jean-Jacques, le langage suivant :

« Au nom de la sainte vertu, Amen. Comme ainsi soit, mes frères, que j’ai travaillé sans relâche à vous rendre sots et ignorants, je meurs avec la consolation d’avoir réussi, et de n’avoir point jeté mes paroles en l’air. Vous savez que j’ai établi des cabarets pour y noyer votre raison, mais point d’académie pour la cultiver : car, encore une fois, un ivrogne vaut mieux que tous les philosophes de l’Europe. N’oubliez jamais mon histoire du régiment de Saint-Gervais, dont tous les officiers et les soldats ivres dansaient avec édification dans la place publique de Genève, comme un saint roi juif dansa autrefois devant l’arche. Voilà les honnêtes gens. Le vin et l’ignorance sont le sommaire de toute la sagesse. Les hommes sobres sont fous ; les ivrognes sont francs et vertueux. Mais je crains ce qui peut arriver, c’est-à-dire que la science, cette mère de tous les crimes et de tous les vices, ne se glisse parmi vous. L’ennemi rôde autour de vous ; il a la subtilité du serpent et la force du lion ; il vous menace. Peut-être, hélas ! bientôt le luxe, les arts, la philosophie, la bonne chère, les auteurs, les perruquiers, les prêtres et les marchandes de mode, vous empoisonneront et ruineront mon ouvrage. Ô sainte vertu ! détourne tous ces maux ! Mes petits enfants, obstinez-vous dans votre ignorance et votre simplicité ; c’est-à-dire, soyez toujours vertueux, car c’est la même chose. Soyez attentifs à mes paroles ; que ceux qui ont des oreilles entendent. Les mondains vous ont