Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome26.djvu/329

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
319
SUR L’ATHÉISME.

À l’égard de ceux que le concours des lois éternelles, établies par l’Être des êtres, a rendus misérables, que pouvons-nous faire, sinon les secourir ? Que pouvons-nous dire, sinon que nous ne savons pas pourquoi ils sont misérables ?

Le mal inonde la terre. Qu’en inférerons-nous par nos faibles raisonnements ? Qu’il n’y a point de Dieu ? Mais il nous a été démontré qu’il existe. Dirons-nous que ce Dieu est méchant ? Mais cette idée est absurde, horrible, contradictoire. Soupçonnerons-nous que Dieu est impuissant, et que celui qui a si bien organisé tous les astres n’a pu bien organiser tous les hommes ? Cette supposition n’est pas moins intolérable. Dirons-nous qu’il y a un mauvais principe qui altère les ouvrages d’un principe bienfaisant, ou qui en produit d’exécrables ? Mais pourquoi ce mauvais principe ne dérange-t-il pas le cours du reste de la nature ? Pourquoi s’acharnerait-il à tourmenter quelques faibles animaux sur un globe si chétif, pendant qu’il respecterait les autres ouvrages de son ennemi ? Comment n’attaquerait-il pas Dieu dans ces millions de mondes qui roulent régulièrement dans l’espace ? Comment deux dieux ennemis l’un de l’autre seraient-ils chacun également l’Être nécessaire ? Comment subsisteraient-ils ensemble ?

Prendrons-nous le parti de l’optimisme ? Ce n’est au fond que celui d’une fatalité désespérante. Le lord Shaftesbury, l’un des plus hardis philosophes d’Angleterre, accrédita le premier ce triste système. « Les lois, dit-il, du pouvoir central et de la végétation ne seront point changées pour l’amour d’un chétif et faible animal qui, tout protégé qu’il est par ces mêmes lois, sera bientôt réduit par elles en poussière. »

L’illustre lord Bolingbroke est allé beaucoup plus loin ; et le célèbre Pope a osé redire que le bien général est composé de tous les maux particuliers[1].

Le seul exposé de ce paradoxe en démontre la fausseté. Il serait aussi raisonnable de dire que la vie est le résultat d’un nombre infini de morts, que le plaisir est formé de toutes les douleurs, et que la vertu est la somme de tous les crimes.

Le mal physique et le mal moral sont l’effet de la constitution de ce monde, sans doute ; et cela ne peut être autrement. Quand on dit que tout est bien, cela ne veut dire autre chose sinon que tout est arrangé suivant des lois physiques ; mais assurément tout n’est pas bien pour la foule innombrable des êtres qui souffrent, et de ceux qui font souffrir les autres. Tous les moralistes l’avouent

  1. Voyez, tome IX, la préface du Poëme sur le Désastre de Lisbonne.