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SECONDE ANECDOTE

Il compilait, compilait, compilait[1], quoique ce ne soit plus la mode de compiler ; et Fanchon lui donnait de temps en temps de petits soufflets sur ses grosses joues ; et frère Triboulet écrivait ; et Fanchon chantait, lorsqu’ils entendirent dans la rue la voix du docteur Tamponet[2], et de frère Bonhomme, cordelier à la grande manche, et du grand couvent, qui argumentaient vivement l’un contre l’autre, et qui ameutaient les passants. Fanchon mit la tête à la fenêtre ; elle est fort connue de ces deux docteurs, et ils entrèrent aussi pour… boire.

« Pourquoi faisiez-vous tant de bruit dans la rue ? dit Fanchon.

— C’est que nous ne sommes pas d’accord, dit frère Bonhomme.

— Est-ce que vous avez jamais été d’accord en Sorbonne ? dit Fanchon. — Non, dit Tamponet ; mais nous donnons toujours des décrets ; et nous fixons à la pluralité des voix ce que l’univers doit penser. — Et si l’univers s’en moque, ou n’en sait rien ? dit Fanchon. — Tant pis pour l’univers, dit Tamponet. — Mais de quoi diable vous mêlez-vous ? dit Fanchon. — Comment, ma petite ! dit frère Triboulet, il s’agit de savoir si le cabaretier qui logeait dans ta maison, il y a deux mille ans, a pu être sauvé ou non. — Cela ne me fait rien, dit Fanchon. — Ni à moi non plus, dit Tamponet ; mais certainement nous donnerons un décret. »

Frère Triboulet lut alors tous les passages qui appuyaient l’opinion que Dieu n’a jamais pu faire grâce qu’à ceux qui ont pris leurs degrés en Sorbonne, ou à ceux qui pensaient comme s’ils avaient pris leurs degrés ; et Fanchon riait, et frère Triboulet la laissait rire. Tamponet était entièrement de l’avis du jacobin ; mais le cordelier Bonhomme était un peu plus indulgent. Il pensait que Dieu pouvait à toute force faire grâce à un homme de bien qui aurait le malheur d’ignorer notre théologie, soit en lui dépêchant un ange, soit en lui envoyant un cordelier pour l’instruire.

« Cela est impossible, s’écria Triboulet ; car tous les grands hommes de l’antiquité étaient des paillards. Dieu aurait pu, je l’avoue, leur envoyer des cordeliers ; mais certainement il ne leur aurait jamais député des anges. Et pour vous prouver, frère Bonhomme, par vos propres docteurs, que tous les héros de l’antiquité sont damnés sans exception, lisez ce qu’un de vos plus grands docteurs séraphiques déclare expressément dans un livre que Mlle Fanchon m’a prêté. Voici les paroles de l’auteur :

  1. Vers du Pauvre Diable ; voyez tome X.
  2. C’est le nom d’un docteur qui avait censuré la thèse de l’abbé de Prades en 1751. — Voyez le Tombeau de la Sorbonne, tome XXIV, page 17.