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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


de petits garçons ressuscités, des dragons pris avec une étole comme des lapins avec un lacet ; des hosties qui saignent d’un coup de couteau qu’un juif leur donne ; des saints qui courent après leurs têtes quand on les leur a coupées. Une des légendes les plus avérées dans notre histoire ecclésiastique d’Allemagne est celle du bienheureux Pierre de Luxembourg, qui, dans les deux années 1388 et 89, après sa mort, fit deux mille quatre cents miracles, et, les années suivantes, trois mille de compte fait, parmi lesquels on ne nomme pourtant que quarante-deux morts ressuscités.

Je m’informe si les autres États de l’Europe ont des histoires ecclésiastiques aussi merveilleuses et aussi authentiques. Je trouve partout la même sagesse et la même certitude.


LV. — Pis qu’ignorance.

J’ai vu ensuite pour quelles sottises inintelligibles les hommes s’étaient chargés les uns les autres d’imprécations, s’étaient détestés, persécutés, égorgés, pendus, roués, et brûlés ; et j’ai dit : S’il y avait eu un sage dans ces abominables temps, il aurait donc fallu que ce sage vécût et mourût dans les déserts.


LVI. — Commencement de la raison.

Je vois qu’aujourd’hui, dans ce siècle qui est l’aurore de la raison, quelques têtes de cette hydre du fanatisme renaissent encore. Il paraît que leur poison est moins mortel, et leurs gueules moins dévorantes. Le sang n’a pas coulé pour la grâce versatile, comme il coula si longtemps pour les indulgences plénières qu’on vendait au marché ; mais le monstre subsiste encore : quiconque recherchera la vérité risquera d’être persécuté. Faut-il rester oisif dans les ténèbres ? ou faut-il allumer un flambeau auquel l’envie et la calomnie rallumeront leurs torches ? Pour moi, je crois que la vérité ne doit pas plus se cacher devant ces monstres que l’on ne doit s’abstenir de prendre de la nourriture dans la crainte d’être empoisonné[1].


FIN DU PHILOSOPHE IGNORANT.

  1. Suivent dans les premières éditions : Petite Digression (ou '’les Aveugles juges des couleurs), Aventure indienne traduite par l’Ignorant (voyez tome XXI), et le Petit Commentaire de l’Ignorant sur l’Éloge du Dauphin, par M. Thomas, qu’on a vu au tome XXV.