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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


d’environ trente siècles ; et dans ces trente siècles, encore, que d’obscurités, que d’incertitudes, que de fables !


LIII. — Plus grande ignorance.

Mon ignorance me pèse bien davantage, quand je vois que ni moi, ni mes compatriotes, nous ne savons absolument rien de notre patrie. Ma mère m’a dit que j’étais né sur les bords du Rhin ; je le veux croire. J’ai demandé à mon ami, le savant Apédeutès[1], natif de Courlande, s’il avait connaissance des anciens peuples du Nord ses voisins, et de son malheureux petit pays : il m’a répondu qu’il n’en avait pas plus de notions que les poissons de la mer Baltique.

Pour moi, tout ce que je sais de mon pays, c’est que César dit, il y a environ dix-huit cents ans, que nous étions des brigands qui étions dans l’usage de sacrifier des hommes à je ne sais quels dieux pour obtenir d’eux quelque bonne proie, et que nous n’allions jamais en course qu’accompagnés de vieilles sorcières qui faisaient ces beaux sacrifices.

Tacite, un siècle après, dit quelques mots de nous, sans nous avoir jamais vus ; il nous regarde comme les plus honnêtes gens du monde en comparaison des Romains, car il assure que quand nous n’avions personne à voler, nous passions les jours et les nuits à nous enivrer de mauvaise bière dans nos cabanes.

Depuis ce temps de notre âge d’or, c’est un vide immense jusqu’à l’histoire de Charlemagne. Quand je suis arrivé à ces temps connus, je vois dans Goldast[2] une charte de Charlemagne, datée d’Aix-la-Chapelle, dans laquelle ce savant empereur parle ainsi :

« Vous savez que, chassant un jour auprès de cette ville, je trouvai les thermes et le palais que Granus, frère de Néron et d’Agrippa, avait autrefois bâtis. »

Ce Granus et cet Agrippa, frères de Néron, me font voir que Charlemagne était aussi ignorant que moi, et cela soulage.


LIV. — Ignorance ridicule.

L’histoire de l’Église de mon pays ressemble à celle de Granus, frère de Néron et d’Agrippa, et est bien plus merveilleuse. Ce sont

  1. Apédeutès signifie ignorant, privé de science.
  2. Goldast de Heiminsfeld, né en 1576, mort en 1635, a publié entre autres ouvrages une Collection des constitutions impériales, 4 vol. in-folio, 1613.