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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


par exemple, qu’ils ont toujours raison, y aurait-il assez d’ellébore pour une si étrange maladie ?

Et si ces malades, pour soutenir qu’ils ont toujours raison, menaçaient du dernier supplice quiconque pense qu’ils peuvent avoir tort ; s’ils établissaient des espions pour découvrir les réfractaires ; s’ils décidaient qu’un père, sur le témoignage de son fils, une mère, sur celui de sa fille, doit périr dans les flammes, etc., ne faudrait-il pas lier ces gens-là, et les traiter comme ceux qui sont attaqués de la rage ?


LI. — Ignorance.

Vous me demandez à quoi bon tout ce sermon si l’homme n’est pas libre ? D’abord je ne vous ai point dit que l’homme n’est pas libre ; je vous ai dit[1] que sa liberté consiste dans son pouvoir d’agir, et non pas dans le pouvoir chimérique de vouloir vouloir. Ensuite je vous dirai que, tout étant lié dans la nature, la Providence éternelle me prédestinait à écrire ces rêveries, et prédestinait cinq ou six lecteurs à en faire leur profit, et cinq ou six autres à les dédaigner, et à les laisser dans la foule immense des écrits inutiles.

Si vous me dites que je ne vous ai rien appris, souvenez-vous que je me suis annoncé comme un ignorant,


LII. — Autres ignorances.

Je suis si ignorant que je ne sais pas même les faits anciens dont on me berce ; je crains toujours de me tromper de sept à huit cents années au moins quand je cherche en quel temps ont vécu ces antiques héros qu’on dit avoir exercé les premiers le vol et le brigandage dans une grande étendue de pays ; et ces premiers sages qui adorèrent des étoiles, ou des poissons, ou des serpents, ou des morts, ou des êtres fantastiques.

Quel est celui qui le premier imagina les six Gahambars[2] et le pont de Tshinavar, et le Dardaroth, et le lac de Karon ? En quel temps vivaient le premier Bacchus, le premier Hercule, le premier Orphée ?

Toute l’antiquité est si ténébreuse jusqu’à Thucydide et Xénophon que je suis réduit à ne savoir presque pas un mot de ce qui s’est passé sur le globe que j’habite, avant le court espace

  1. Question XIII, page 56.
  2. Génies des Parsis.