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MÉMOIRE SUR LA SATIRE.

calomnié et persécuté, et que Montaigne, le libre, le pyrrhonien, le hardi Montaigne, et Rabelais même, ne l’ont jamais été ? Pourquoi Socrate a-t-il été condamné à mort, et Spinosa a-t-il vécu tranquille ? Pourquoi La Mothe Le Vayer, cent fois plus hardi, plus cynique que Bayle, a-t-il été précepteur de deux enfants de Louis XIII, et que Bayle a été accablé ? Pourquoi Descartes et Wolf, les deux lumières de leur siècle, ont-ils été chassés l’un d’Utrecht, et l’autre de l’université de Hall, et que tant d’autres qui ne les valaient pas ont été comblés d’honneurs ? On rapportait tous ces événements à la fortune, etc.

Et moi je dis : Examinez bien les sources des persécutions qu’ont essuyées ces grands hommes, vous trouverez que ce sont des gens de lettres, des sophistes, des professeurs, des prêtres, qui les ont excitées ; lisez, si vous pouvez, toutes les injures qu’on a vomies contre les meilleurs écrivains, vous ne trouverez pas un seul libelle qui n’ait été écrit par un rival. On appelle les belles-lettres humaniores litteræ, les lettres humaines ; mais, dit un homme d’esprit, en voyant cette fureur réciproque de ceux qui les cultivent, on les appellera plutôt les lettres inhumaines[1]. Je ne veux point m’étendre ici sur les persécutions qui ont privé de leur liberté, de leur patrie, ou de la vie même, tant de grands personnages dont les noms sont consacrés à la postérité : je ne veux parler ici que de cette persécution sourde que fait continuellement la calomnie, de cet acharnement à composer des libelles, à diffamer ceux qu’on voudrait détruire.

La jalousie, la pauvreté, la liberté d’écrire, sont trois sources intarissables de ce poison. Je conserve précieusement, parmi plusieurs lettres assez singulières que j’ai reçues dans ma vie, celle d’un écrivain[2] qui a fait imprimer plus d’un ouvrage. La voici :

« Monsieur, étant sans ressources, j’ai composé un ouvrage contre vous ; mais si vous voulez m’envoyer deux cents écus, je vous remettrai fidèlement tous les exemplaires, etc., etc. »

Je rappellerai encore ici la réponse que fit, il y a quelques années, un de ces malheureux écrivains[3] à un magistrat qui lui

  1. Voyez, dans la Correspondance, la lettre au P. Porée, du 7 janvier 1730, lettre qui, pendant longtemps, a été imprimée à la tête d’Œdipe et sous la date de 1729.
  2. La Jonchère. Voyez, dans les Mélanges, année 1767, la XXIe des Honnêtetés littéraires ; et dans la Correspondance, la lettre à Mme  Denis, du 20 décembre 1753.
  3. L’abbé Desfontaines ; voyez, dans les Mélanges, année 1773, le Fragment d’une lettre sous le nom de M.  de Morza.