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MÉMOIRE SUR LA SATIRE.

soin, autant qu’ils ont pu, que les Français ne démentissent point, par leurs écrits, ce caractère de politesse qu’ils ont dans le commerce. Il n’y a point aujourd’hui de censeur de livres qui pût donner son approbation à un écrit mordant, à moins peut-être que cet ouvrage ne fût une réponse à un agresseur. Il est triste qu’il ait fallu tant de temps pour établir dans la littérature ce qui l’a toujours été dans le commerce des hommes, et qu’on se soit aperçu si tard que des injures ne sont pas des raisons.

Il se trouva, dans le siècle passé, un homme qui donna un bel exemple de la critique la plus judicieuse et la plus sage : c’est Vaugelas. On croit qu’il n’a donné que des leçons de langage : il en a donné de la plus parfaite politesse ; il critique trente auteurs, mais il n’en nomme ni n’en désigne aucun : il prend souvent même la peine de changer leurs phrases en y laissant seulement ce qu’il condamne, de peur qu’on ne reconnaisse ceux qu’il censure. Il songeait également à instruire et à ne pas offenser ; et certainement il s’est acquis plus de gloire, en ne voulant pas flétrir celle des autres, que s’il s’était donné le malheureux plaisir de faire passer des injures à la postérité.

Il me convient mal de parler de moi, et je me garderais bien d’en demander la permission, si je ne me trouvais dans une circonstance qui autorise cette extrême liberté. L’excès des horribles calomnies dont on a voulu me noircir dans le libelle le plus odieux excusera peut-être une hardiesse que je ne me permets ici qu’avec peine.

Je me crus obligé, il y a quelques années, de m’élever contre un homme d’un mérite très-distingué, contre feu M.  de Lamotte, qui se servait de tout son esprit pour bannir du théâtre les règles et même les vers. J’allai le trouver avec M.  de Crébillon, intéressé plus que moi à soutenir l’honneur d’un art dans lequel je ne l’égalais pas. Nous demandâmes tous deux à M.  de Lamotte la permission d’écrire contre ses sentiments. Il nous la donna : M.  de Crébillon voulut bien que je tinsse la plume.

Deux jours après je portai mon écrit à M.  de Lamotte. C’est une préface qu’on a mise à la nouvelle édition d’Œdipe[1]. Enfin, on vit ce que je ne pense pas qu’on eût vu encore dans la république des lettres, un auteur, censeur royal, devenir l’approbateur d’un ouvrage écrit contre lui-même.

Encore une fois, je suis bien loin d’oser me citer pour exemple ; mais il me semble qu’on peut tirer de là une règle bien sûre pour

  1. Voyez la Préface de l’édition de 1730, tome Ier du Théâtre, page 47.