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DE MILORD BOLINGBROKE.

tremblante de l’entendement humain, il y a peu de pages dans le Pentateuque que nous puissions admettre, suivant les règles établies par les hommes pour juger des choses humaines. D’ailleurs tout le monde avoue qu’il est impossible de concilier la chronologie confuse qui règne dans ce livre ; tout le monde avoue que la géographie n’y est pas exacte en beaucoup d’endroits : les noms des villes qu’on y trouve, lesquelles ne furent pourtant appelées de ces noms que longtemps après, font encore beaucoup de peine, malgré la torture qu’on s’est donnée pour expliquer des passages si difficiles.

Quand milord Bolingbroke a appliqué les règles de sa critique au livre du Pentateuque, il n’a point prétendu ébranler les fondements de la religion ; et c’est dans cette vue qu’il a séparé le dogmatique d’avec l’historique, avec une circonspection qui devrait lui tenir lieu d’un très-grand mérite auprès de ceux qui l’ont voulu décrier. Ce puissant génie a prévenu ses adversaires en séparant la foi de la raison, ce qui est la seule manière de terminer toutes ces disputes. Beaucoup de savants hommes avant lui, et surtout le P. Simon[1] ont été de son sentiment ; ils ont dit qu’il importait peu que Moïse lui-même eût écrit la Genèse et l’Exode, ou que des prêtres eussent recueilli, dans des temps postérieurs, les traditions que Moïse avait laissées. Il suffit qu’on croie en ces livres avec une foi humble et soumise, sans qu’on sache précisément quel est l’auteur à qui Dieu seul les a visiblement inspirés pour confondre la raison.

Les adversaires du grand bomme dont nous prenons ici la défense disent « qu’il est aussi bien prouvé que Moïse est l’auteur du Pentateuque qu’il l’est qu’Homère a fait l’Iliade ». Ils permettront qu’on leur réponde que la comparaison n’est pas juste. Homère ne cite dans l’Iliade aucun fait qui se soit passé longtemps après lui. Homère ne donne point à des villes, à des provinces, des noms qu’elles n’avaient pas de son temps. Il est donc clair que, si on ne s’attachait qu’aux règles de la critique profane, on serait en droit de présumer qu’Homère est l’auteur de l’Iliade, et non pas que Moïse est l’auteur du Pentateuque. La soumission seule à la religion tranche toutes ces difficultés ; et je ne vois pas pourquoi milord Bolingbroke, soumis à cette religion comme un autre, a été si vivement attaqué.

  1. Auteur de l’Histoire critique du Vieux Testament, 1678, ouvrage supprimé par arrêt du conseil. Richard Simon y attribue à des scribes du temps d’Esdras la composition du Pentateuque.