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PENSÉES

XXVI.

Les petites machines ne réussissent point en grand, parce que les frottements les dérangent : il en est de même des États ; la Chine ne peut se gouverner comme la république de Lucques.

XXVII. (XXV.)

Le calvinisme et le luthéranisme sont en danger dans l’Allemagne : ce pays est plein de grands évêchés, d’abbayes souveraines, de canonicats, tous propres à faire des conversions. Un prince protestant se fait catholique pour être évêque ou roi d’un certain pays, comme une princesse pour se marier.

    Si le peuple est ignorant, alors la sûreté personnelle, la propriété des biens, le maintien de ses usages, sont les seules choses qui lui sont chères ; il ne diffère des habitants d’un autre pays que parce qu’il a de ses droits une idée moins étendue, moins complète.

    L’intérêt de tout gouvernement est d’avoir l’autorité entière et d’être paisible et assuré. Il ne doit donc pas choquer ce principe d’intérêt qui est le mobile de la nation ; au contraire, il le respectera et cherchera à en faire l’instrument de ses projets. Ainsi, par exemple, dans un gouvernement comme l’Angleterre, les lois s’occuperont du maintien des droits des hommes ; il en sera de même dans une monarchie, d’autant plus que la nation sera plus éclairée, et qu’il y aura moins de distinction entre les hommes, que le ressort de la vanité sera plus affaibli.

    Dans les aristocraties on veillera à maintenir l’égalité entre les membres du souverain, et en même temps à les empêcher d’opprimer chacun en particulier ; on affectera d’autant plus la justice qu’on sera plus souvent obligé de la violer pour affermir le pouvoir du sénat. On donnera à l’oppression l’apparence de la règle ; on évitera surtout de laisser prendre aux hommes la connaissance de leurs droits. Dans la démocratie, le gouvernement tendra à conserver l’égalité entre les citoyens ; il évitera ce qui la blesserait de droit, ou ne la violera que par des formes qui paraissent la conserver. Le monarque d’une nation ignorante, qu’on appelle despote, respectera les usages et les préjugés, sera sévère contre les subalternes qui abusent de leur pouvoir, contre ceux qui troublent l’ordre. Dans une monarchie où il y a beaucoup de distinctions, on les emploiera pour attacher tous les hommes riches au gouvernement, et l’on fera tomber sur le peuple tout le poids de l’autorité et du pouvoir ; on ménagera plus les fantômes de l’orgueil que les droits réels des citoyens. Le principe est toujours le même, l’intérêt, qui force à respecter l’opinion générale, qui produit un gouvernement plus ou moins sage à mesure que le peuple est plus éclairé et a moins de préjugés. Mais, dans tous les gouvernements, c’est la crainte qui contient le peuple ; c’est l’honneur qui est le principal mobile des actions de ceux qui, n’étant point occupés de leur subsistance, le sont davantage de leur vanité ; c’est la vertu qui inspire un très-petit nombre d’hommes, très-rares dans tous les pays et dans tous les siècles.

    Ce que nous venons de dire nous paraît propre à faire entendre ce qui a pu donner à Montesquieu l’idée de ses trois principes, et à montrer en même temps que cette distinction est inutile et peu fondée. (K.)