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DE LENCLOS.

que Saint-Évremond mit au bas de son portrait, et qui sont plus connus que tous les autres vers de cet auteur :

L’indulgente et sage nature
À formé l’âme de Ninon
De la volupté d’Épicure
Et de la vertu de Caton.

En effet, elle était digne de cet éloge. Elle disait qu’elle n’avait jamais fait à Dieu qu’une prière : « Mon Dieu, faites de moi un honnête homme, et n’en faites jamais une honnête femme. »

Les grâces de son esprit et la fermeté de ses sentiments lui firent une telle réputation que, lorsque la reine Christine vint en France, en 1654, cette princesse lui fit l’honneur de l’aller voir dans une petite maison de campagne où elle était alors.

Lorsque Mlle d’Aubigné (depuis Mme de Maintenon), qui n’avait alors aucune fortune, eut cru faire une bonne affaire en épousant Scarron, Ninon devint sa meilleure amie. Elles couchèrent ensemble quelques mois de suite : c’était alors une mode dans l’amitié. Ce qui est moins à la mode, c’est qu’elles eurent le même amant et ne se brouillèrent pas. M. de Villarceau quitta Mme de Maintenon pour Ninon. Elle eut deux enfants de lui. L’aventure de l’aîné est une des plus funestes qui soit jamais arrivée. Il avait été élevé loin de sa mère, qui lui avait été toujours inconnue. Il lui fut présenté, à l’âge de dix-neuf ans, comme un jeune homme qu’on voulait mettre dans le monde. Malheureusement, il en devint éperdument amoureux. Il y avait auprès de la porte Saint-Antoine un assez joli cabaret où, dans ma jeunesse, les honnêtes gens allaient encore quelquefois souper. Mlle de Lenclos, car on ne l’appelait plus alors Ninon, y soupait un jour avec la maréchale de La Ferté, l’abbé de Châteauneuf, et d’autres personnes. Ce jeune homme lui fit dans le jardin une déclaration si vive et si pressante que Mlle de Lenclos fut obligée de lui avouer qu’elle était sa mère. Aussitôt ce jeune homme, qui était venu au jardin à cheval, alla prendre un de ses pistolets à l’arçon de la selle, et se tua tout roide. Il n’était pas si philosophe que sa mère.

Son autre fils, nommé Laboissière, est mort tout doucement de sa belle mort, en 1732, à la Rochelle, où il était commissaire de marine. La mort tragique de son fils aîné rendit Mlle de Lenclos un peu plus sérieuse, mais ne l’empêcha pas d’avoir des amants. Elle regardait l’amour comme un plaisir qui n’engageait à aucuns devoirs, et l’amitié comme une chose