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SUR NINON

Les plus grands seigneurs du royaume furent amoureux d’elle ; mais ils ne furent pas tous heureux, et ce fut toujours son cœur qui la détermina. Il fallait beaucoup d’art, et être fort aimé d’elle, pour lui faire accepter des présents.

Dans le commencement de la régence d’Anne d’Autriche, elle fit un peu trop parler d’elle. On sait l’aventure du beau billet qu’a La Châtre : les Laïs et les Thaïs n’ont assurément rien fait ni rien dit de plus plaisant.

Une querelle entre deux de ses amants fut cause qu’on proposa à la reine de la faire mettre dans un couvent. Ninon, à qui on le dit, répondit qu’elle le voulait bien, pourvu que ce fût dans un couvent de cordeliers. On lui dit qu’on pourrait bien la mettre aux Filles repenties ; elle répondit que cela n’était pas juste, parce qu’elle n’était ni fille, ni repentie. Elle avait trop d’amis et était de trop bonne compagnie pour qu’on lui fît cet affront ; et enfin la reine, qui était très-indulgente, la laissa vivre à sa fantaisie. Elle donnait souvent chez elle des concerts. On y venait admirer son luth, son clavecin, et sa beauté. Huygens, ce philosophe hollandais qui découvrit en France une lune de Saturne[1], s’attacha aussi à observer Mlle  Ninon de Lenclos. Elle métamorphosa un moment le mathématicien en galant et en poëte. Il fit pour elle ces vers, qui sont un peu géométriques :

Elle a cinq instruments dont je suis amoureux :
Les deux premiers, ses mains ; les deux autres, ses yeux ;
Pour le plus beau de tous, le cinquième qui reste,
            Il faut être fringant et leste.

Les plus beaux esprits du royaume et la meilleure compagnie se rendaient chez elle. On y soupait ; et, comme elle n’était pas riche, elle permettait que chacun y portât son plat. Saint-Évremond eut quelque temps ses bonnes grâces. On la quittait rarement ; mais elle quittait fort vite, et restait toujours l’amie de ses anciens amants. Elle pensa bientôt en philosophe, et on lui donna le nom de la moderne Leontium.

Sa philosophie était véritable, ferme, invariable, au-dessus des préjugés et des vaines recherches. Elle eut, à l’âge de vingt-deux ans, une maladie qui la mit au bord du tombeau. Ses amis déploraient sa destinée, qui l’enlevait à la fleur de son âge. « Ah dit-elle, je ne laisse au monde que des mourants. » Il me semble que ce mot est bien philosophique. Elle mérita les quatre vers

  1. Sa découverte du satellite de Saturne est de 1656.