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DE LA VILLE DE CACHEMIRE.

— Cela ne coûterait rien du tout, dit le philosophe.

— On nous a déjà étalé ce beau paradoxe[1], reprit le citoyen ; mais ce sont des discours de sage, c’est-à-dire des choses admirables dans la théorie, et ridicules dans la pratique ; nous sommes rebattus de ces belles sentences.

— Mais qu’avez-vous répondu, dit le philosophe, à ceux qui vous ont représenté qu’il ne s’agissait que de vouloir pleinement, et qu’il n’en coûterait rien à l’État de Cachemire pour orner votre capitale, pour faire toutes les grandes choses dont elle a besoin ?

— Nous n’avons rien répondu, dit le bostangi ; nous nous sommes mis à rire, selon notre coutume, et nous n’avons rien examiné.

— Oh bien ! dit le philosophe, riez moins, examinez davantage, et je vais vous démontrer ce paradoxe qui vous rendrait heureux, et qui vous alarme. »

Le Cachemirien, qui était un homme fort poli, se mordit les lèvres de peur d’éclater au nez de l’Indien ; et ils eurent ensemble la conversation suivante :

LE PHILOSOPHE.

Qu’appelez-vous être riche ?

LE BOSTANGI.

Avoir beaucoup d’argent.

LE PHILOSOPHE.

Vous vous trompez. Les habitants de l’Amérique méridionale possédaient autrefois plus d’argent que vous n’en aurez jamais ; mais, étant sans industrie, ils n’avaient rien de ce que l’argent peut procurer : ils étaient réellement dans la misère.

LE BOSTANGI.

J’entends ; vous faites consister la richesse dans la possession d’un terrain fertile.

LE PHILOSOPHE.

Non : car les Tartares de l’Ukraine habitent un des plus beaux pays de l’univers, et ils manquent de tout. L’opulence d’un État est comme tous les talents qui dépendent de la nature et de l’art. Ainsi la richesse consiste dans le sol et dans le travail. Le peuple le plus riche et le plus heureux est celui qui cultive le plus le meilleur terrain ; et le plus beau présent que Dieu ait fait à l’homme est la nécessité de travailler.

  1. C’était Voltaire lui-même, dans son opuscule Des Embellissements de Paris ; voyez, ci-dessus, page 297.