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À UN HOMME CHARITABLE.

turelle sont les ennemis de la religion chrétienne. Vraiment, monsieur, vous avez fait là une belle découverte ! Ainsi, dès que je verrai un homme sage qui dans sa philosophie reconnaîtra partout l’Être suprême, qui admirera la Providence dans l’infiniment grand et dans l’infiniment petit, dans la production des mondes, et dans celle des insectes, je conclurai de là qu’il est impossible que cet homme soit chrétien. Vous nous avertissez qu’il faut penser ainsi aujourd’hui de tous les philosophes. On ne pouvait certainement rien dire de plus sensé et de plus utile au christianisme, que d’assurer que notre religion est bafouée dans toute l’Europe par tous ceux dont la profession est de chercher la vérité. Vous pouvez vous vanter d’avoir fait là une réflexion dont les conséquences seront bien avantageuses au public.

Que j’aime encore votre colère contre l’auteur de l’Esprit des lois, quand vous lui reprochez d’avoir loué les Solon, les Platon, les Socrate, les Aristide, les Cicéron, les Caton, les Épictète, les Antonins et les Trajan ! On croirait, à votre dévote fureur contre ces gens-là, qu’ils ont tous signé le Formulaire[1]. Quels monstres, monsieur, que tous ces grands hommes de l’antiquité ! Brûlons tout ce qui nous reste de leurs écrits, avec ceux de Pope et de Locke et de M. de Montesquieu. En effet, tous ces anciens sages sont vos ennemis : ils ont tous été éclairés par la religion naturelle. Et la vôtre, monsieur, je dis la vôtre en particulier, paraît si fort contre la nature que je ne m’étonne pas que vous détestiez sincèrement tous ces illustres réprouvés qui ont fait, je ne sais comment, tant de bien à la terre. Remerciez bien Dieu de n’avoir rien de commun, ni avec leur conduite, ni avec leurs écrits.

Vos saintes idées sur le gouvernement politique sont une suite de votre sagesse. On voit que vous connaissez les royaumes de la terre tout comme le royaume des cieux. Vous condamnez, de votre autorité privée, les gains que l’on fait dans les risques maritimes. Vous ne savez pas probablement ce que c’est que l’argent à la grosse ; mais vous appelez ce commerce usure[2]. C’est une nouvelle obligation que le roi vous aura d’empêcher ses sujets de commercer à Cadix, Il faut laisser cette œuvre de Satan aux

  1. C’est le Formulaire que le clergé de France signa en 1661, et par lequel on condamna les cinq propositions de Jansénius.
  2. Le contrat à grosse aventure, ou à la grosse, ou à retour de voyage, est un prêt que l’on fait d’une somme d’argent à gros intérêt aux trafiquants, à condition que si le vaisseau vient à périr la dette sera perdue. Permis par les lois, il était défendu par l’Église. C’est par de tels contrats que Voltaire augmenta rapidement sa fortune. (G. A.)