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DES MENSONGES IMPRIMÉS.

prise alors, ils seraient obligés en conscience d’imprimer contre moi un volume d’injures atroces, avec le plus beau papier, la plus grande marge, et le meilleur caractère qu’ils pourraient. Ils m’ont tenu fidèlement parole[1]. C’est bien dommage que de si beaux recueils soient anéantis dans l’oubli : autrefois, quand il y avait huit ou neuf cent mille volumes de moins dans l’Europe, des injures portaient coup. On lisait avidement dans Scaliger[2] : « Le cardinal Bellarmin est athée, le R. P.  Glavius est un ivrogne, le R. P.  Coton s’est donné au diable. » Les savants illustres se traitaient réciproquement de chien, de veau, de menteur, et de sodomite. Tout cela s’imprimait avec la permission des supérieurs. C’était le bon temps. Mais tout dégénère.

XXII.[3] On n’a dit que peu de choses sur les mensonges imprimés dont la terre est inondée : il serait facile de faire sur ce sujet un gros volume ; mais on sait qu’il ne faut pas faire tout ce qui est facile. On donnera ici seulement quelques règles générales, pour précautionner les hommes contre cette multitude de livres qui ont transmis les erreurs de siècle en siècle.

On s’effraye à la vue d’une bibliothèque nombreuse ; on se dit : « Il est triste d’être condamné à ignorer presque tout ce qu’elle contient. » Consolez-vous, il y a peu à regretter. Voyez ces quatre ou cinq mille volumes de la physique ancienne : tout en est faux jusqu’au temps de Galilée ; voyez les histoires de tant de peuples : leurs premiers siècles sont des fables absurdes. Après les temps fabuleux viennent ce qu’on appelle les temps héroïques : les premiers ressemblent aux Mille et une Nuits, où rien n’est vrai ; les seconds, aux romans de chevalerie, où il n’y a de vrai que quelques noms et quelques époques.

XXIII. Voilà déjà bien des milliers d’années et de livres à ignorer, et de quoi mettre l’esprit à l’aise. Viennent enfin les temps historiques où le fond des choses est vrai, et où la plupart des circonstances sont des mensonges. Mais parmi ces mensonges n’y a-t-il pas quelques vérités ? Oui, mais comme il se trouve un peu

  1. Le morceau publié en 1749 se terminait alors ainsi :

    « Ils m’ont tenu fidèlement parole. Ils ont eu même l’attention d’envoyer leur beau recueil à un des plus respectables monarques de l’Europe, à la cour duquel j’avais alors l’honneur d’être. Le prince a jeté leur livre au feu, en disant qu’il fallait traiter ainsi MM. les éditeurs. Il est vrai qu’en France ces honnêtes gens seraient envoyés aux galères. Mais ce serait trop gêner le commerce, qu’il faut toujours favoriser. »

    Le texte actuel est de 1751. (B.)

  2. Scaligerana (secunda).
  3. C’est ici le commencement du chapitre II en 1750. (B.)