Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome23.djvu/418

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
408
OPÉRA.

OPÉRA[1].

Comme vous avez le dessein de fréquenter nos spectacles dans votre séjour à Paris, je vous entretiendrai de l’opéra, quoique je ne traite pas expressément, dans cet ouvrage, de la tragédie et de la comédie : ma raison est que l’on a écrit d’excellents traités sur le théâtre tragique et comique, surtout dans les préfaces de nos meilleures pièces ; mais on n’a presque rien dit sur l’opéra.

Saint-Évremond s’est épuisé en froides railleries sur ce genre de spectacle. Il veut trouver du ridicule à mettre en chant des passions et des dialogues. Il ne savait pas que les tragédies grecques et romaines étaient chantées ; que les scènes avaient une mélodie semblable à notre récitatif, laquelle était composée par un musicien, et que les chœurs étaient exécutés comme les nôtres. Qui ne sait que la musique exprime les passions ? Saint-Évremond, en louant Sophonisbe, et en blâmant l’opéra, a prouvé qu’il avait peu de goût et l’oreille dure.

Le grand vice de notre opéra, c’est qu’une tragédie ne peut être partout passionnée, qu’il y faut du raisonnement, du détail, des événements préparés ; et que la musique ne peut rendre heureusement ce qui n’est pas animé et ce qui ne va pas au cœur. Ce serait un étrange récitatif que celui qui exprimerait, par exemple, ces vers de la tragédie de Rodogune (acte I, sc. I) :

Pour le mieux admirer, trouvez bon, je vous prie,
Que j’apprenne de vous les troubles de Syrie.
J’en ai vu les premiers, et me souviens encore
Des malheureux succès du grand roi Nicanor,
Quand, des Parthes vaincus pressant l’adroite fuite,
Il tomba dans leurs fers au bout de sa poursuite.
Je n’ai pas oublié que cet événement
Du perfide Tryphon fit le soulèvement, etc.

On est donc réduit parmi nous à supprimer, à l’opéra, tous ces détails qui ne sont pas intéressants par eux-mêmes, mais qui contribuent à rendre une pièce intéressante : on n’y parle que d’amour ; et encore cette passion n’a-t-elle jamais, dans ces sortes

  1. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, un paragraphe de l’article Art dramatique traite De l’Opéra ; voyez tome XVII, page 420.